Alfred Binet - naissance de la psychologie scientifique

Alfred Binet méconnu des instituteurs

Après la première guerre mondiale, on va assister selon moi à une certaine forme de désenchantement des travaux ou en tout cas de la pensée d'un Alfred Binet et plus exactement un désenchantement lié aux recherches de psychologie de l'enfant appliquées aux questions d'éducation, et ce désenchantement, je l'explique à partir de cinq points : le premier point c'est la faible production d'articles d'Alfred Binet en direction des premiers concernés, c'est-à-dire des instituteurs ; il va écrire, il va témoigner, ses collègues aussi (du Bulletin de la Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant), mais de mon point de vue insuffisamment et surtout probablement pas dans les revues que les instituteurs peuvent consulter, et là, si vous voulez, on est face à une responsabilité presque intellectuelle, peut-être un manque de stratégie de la part de Binet, de ne pas s'être adressé directement aux instituteurs puisque a priori il prêchait pour un changement dans les classes. Donc la grande question pour moi, est-ce que les premiers concernés, ces instituteurs, vont être au courant au-delà du petit monde parisien de ce qui se fait à ce moment-là sur les tentatives de compréhension des mécanismes psychologiques de l'enfant et comment ils peuvent les prendre en compte pour modifier leurs méthodes d'enseignement ? de mon point de vue sur ce point précis c'est un échec, un échec que Binet reconnaît d'autant plus volontiers qu'il met en avant que ses expériences mais aussi celles de ses collègues sont tout au début d'une démarche, s'inscrivent dans une science nouvelle qui est celle de la psychologie de l'enfant et de la science de l'éducation. Là encore je ne peux pas faire l'économie, de ne pas vous citer un passage de son ouvrage « Les idées modernes sur les enfants », où il revient effectivement sur ce contexte et sur les limites réelles de l'exploitation de ses découvertes ou de ses travaux dans le cadre de la classe, alors voilà ce qu'il écrit, « les éducateurs ont eu la curiosité éveillée par toutes ces promesses, en parlant donc des travaux de la psychologie de l'enfant, mais ceux qui ont voulu connaître, analyser, comprendre les travaux de la nouvelle science ont été toujours un peu déçus car ils n'y trouvent que des travaux très techniques à l'aspect barbare, écrit-il, dont les conclusions sont très partielles et souvent d'un intérêt bien médiocre, d'une portée bien contestable, ce ne sont que des fragments épars, isolés et démembrés, et les maîtres ont été surtout surpris de voir que même s'ils se pénétraient de toutes ces expériences, ils n'en tireraient presque aucun profit ni aucune application pratique dans la manière dont ils font la classe », la messe est dite, Binet reconnaît lui-même qu'il y a là un manque de maturité de la science donc il ne peut pas toucher directement à ce moment-là les premiers acteurs et donc les premiers réformateurs des méthodes pédagogiques que sont les instituteurs, ça c'est le premier point.

Le deuxième point qui explique un petit peu ce désenchantement, c'est le monde assez renfermé dans lequel en définitive ont lieu ces recherches, c'est un petit monde scientifique qui ne va pas toucher une fois encore les instituteurs et là il faudrait regarder d'un petit peu plus près le nombre d'abonnés au bulletin de la Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant. À côté de ça on sait que le dictionnaire de Ferdinand Buisson, qui est le dictionnaire de pédagogie et de l'instruction primaire va toucher à la même époque à peu près, début du XXe siècle avant la deuxième édition en 1911, (1911 date du livre de Binet) à peu près un quart des instituteurs et on considère déjà que c'est un chiffre qui est très important et il faut quand même là aussi et c'est le sens de ce second point important, il y a peut-être eu à un moment ici, un acte manqué, c'est-à-dire dans la seconde édition du dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, qui est presque une anthologie, comment on fonctionne dans les classes, qu'est-ce qu'il s'y passe, Binet est absent, Buisson qui avait fondé la Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant, qui avait mis à sa tête un Alfred Binet, qui a soutenu les travaux d'Alfred Binet ne va pas faire appel à lui pour rédiger une notice ou deux notices ou des notices dans la seconde édition du dictionnaire de pédagogie et là il y a naturellement cette absence qui explique en partie que ces travaux ne pourront pas être connus ou en tout cas ne vont pas toucher directement les instituteurs.

Le troisième point, troisième cause du désenchantement tient selon moi à l'absence, (l'absence est un terme un peu fort), mais au faible nombre d'héritiers, Binet laisse un héritage, mais cet héritage ne va pas être fructifié par ses héritiers, si on peut dire, Roger Cousinet va travailler sur l'aspect social de l'éducation en déposant une thèse en Sorbonne en 1913 auprès d'Émile Durkheim qui va mourir pendant la première guerre mondiale ce qui va empêcher Cousinet de soutenir une thèse, pour le coup, en sociologie mais son ancrage, à Cousinet, va être juste avant la guerre, son ancrage va être plus sociologique que psychologique, et puis parmi les autres héritiers naturellement vous avez les deux médecins le docteur Jean Philippe et Georges Paul Boncourt qui vont eux s'arrêter, se concentrer sur les questions des enfants arriérés, mais ça ne représente qu'une toute petite partie, naturellement, des travaux de Binet, et puis parmi les autres héritiers, vous avez naturellement son collaborateur Théodore Simon qui, force est de le constater, va se retrouver quand même assez isolé après la première guerre mondiale, il va se retrouver professeur à la Sorbonne où il va enseigner la pédagogie expérimentale dans le cadre de travaux pratiques, il n'aura même pas de cours où il pourra professer en fait les idées à Binet ou ses propres idées concernant l'importance de la mesure des facultés intellectuelles des enfants donc il ne va pas pouvoir relayer en tant que professeur , en tant que tel, les idées de Binet, donc un héritier avec un héritage mais avec assez peu de public, alors naturellement Théodore Simon va également intervenir dans des écoles normales, va faire des conférences mais ça restera quand même assez restreint et puis Théodore Simon ne publie pas à cette époque-là d'ouvrages qui pourraient prolonger l'ambition de Binet, l'ambition d'adapter les méthodes donc aux facultés des élèves.

Le quatrième point (qui de mon point de vue est le plus important), c'est la formation des instituteurs au sortir de la première guerre mondiale, elle se fait dans des écoles normales, des écoles normales qui à partir d'instructions forment des instituteurs et ces instructions prônent une formation des instituteurs aussi bien une formation de sociologie de l'éducation que de psychologie de l'éducation, alors il faut la regarder de plus près et lorsque l'on voit un petit peu ce que l'on demande aux instituteurs ou en tout cas ce qu'on demande aux formateurs (comme on dit aujourd'hui) formateurs d'instituteurs, on leur demande essentiellement de faire une formation sur la base d'une psychologie biologiste, une psychologie physiologiste où on traite de l'attention, de la fatigue, mais où il n'y a pas à proprement parler d'études concrètes de problèmes scolaires là où Binet à la fin de son ouvrage souhaitait aller véritablement. Et il faut aller regarder ici les ouvrages à ce moment-là qui paraissent chez les éditeurs, ce sont des ouvrages qui sont intitulés « la psychologie appliquée à l'éducation », « éléments de psychologie pédagogique » et quand on regarde le contenu de ces ouvrages destinés aux élèves des écoles normales, on s'aperçoit effectivement que l'on est en face d'une recension de problématiques physiologiques des enfants mais qui, à aucun moment, ne prend en considération des problématiques de type purement scolaire, donc on passe à côté de quelque chose à ce moment-là .

Le cinquième et dernier point, c'est l'évolution des contenus plus exactement la science référente de la science de l'éducation après la première guerre mondiale. Durkheim meurt en 1917 et à la Sorbonne il lui faut un successeur donc à la chaire de sciences de l'éducation, et le successeur va être un de ses disciples qui s'appelle Paul Fauconnet et Paul Fauconnet qui est quelqu'un qui soutient une thèse en 1921 sur la responsabilité va transformer plus ou moins cette chaire en chaire d'éducation et de sociologie, plus exactement une chaire de sociologie et d'éducation et il va y professer des enseignements sur la sociologie en général et de l'éducation en particulier, mais nous ne sommes plus du tout sur des problématiques de classe, des problématiques de difficultés d'apprentissage ou des problématiques de diagnostic de capacité d'élève, absolument plus, et donc si vous voulez, l'effet croisé de ces différents points nous amène assez rapidement à constater que la psychologie de l'enfant telle que la percevait et la comprenait Binet va quelque peu se diluer dans le champ de la formation des instituteurs et donc ne va pas permettre d'atteindre son but, c'est-à-dire toucher les instituteurs qui partent sur la base de ces informations et de cette formation pour être amenés à changer leurs pratiques, donc il y a là ce que j'appelle un véritable désenchantement de ceux qui avaient commencé les travaux avec Binet, ceux qui espéraient « faire fructifier cet héritage » et qui en définitive se dissout.

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