Méthodologie en histoire des sciences

Imager la nature par l'expérience : le cas de la pompe à air (XVIIe-XVIIIe siècles)

L'époque classique a retenu l'attention des historiens et des philosophes des idées comme un moment fondateur des sciences modernes. Alexandre Koyré en particulier a popularisé l'expression de « révolution scientifique » pour définir l'émergence des sciences de la nature au XVIIe siècle sur des bases mathématiques, à la suite de Galilée. D'autres ont relativisé l'homogénéité, la linéarité et l'importance du mouvement (Shapin, 1996). Plus radicalement encore, certains ont souligné l'absence de méthodologie cohérente d'un même philosophe naturel comme Galilée, qui, suivant les circonstances, utilise tous les moyens à sa disposition pour l'emporter sur ses adversaires de controverse (Feyerabend, 1987). La philosophie naturelle peut ainsi être racontée comme la construction contradictoire d'un nouveau régime de la preuve basée sur l'expérimentation et la mathématisation et sur une nouvelle sociabilité du témoignage orchestré par la Royal Society à Londres et l'Académie royale des sciences à Paris. La pompe à air de Robert Boyle[1] (1627-1691) et son assistant Robert Hooke (1635-1703) est devenue l'un des instruments emblématiques du programme expérimental de la philosophie naturelle au XVIIe siècle. Son iconographie a été particulièrement soignée par Boyle dès la publication de ses travaux sur le sujet en 1660, dans New Experiments Physico-Mechanical, Touching the Spring of the Air and their Effects [Nouvelles expériences physico-mécaniques touchant l'élasticité (ressort) de l'air et ses effets]. La figure n°3-a[2] est une gravure qui occupe une place centrale dans l'ouvrage. Elle participe à la rhétorique de conviction mise en place par les philosophes mécanistes. En effet, si la parole des témoins directs des démonstrations est importante, elle reste localisée par rapport aux ramifications étendues du lectorat potentiel. Il s'agit de convaincre de la solidité des « faits expérimentaux » (matter of facts) par un ensemble d'artefacts visuels : « descriptions circonstanciées », images réalistes des instruments, etc. (Shapin & Schaffer, 1985, §2). L'image est essentielle dans le nouveau régime de la preuve pour emporter la conviction des lecteurs de la communauté savante. La fiabilité de l'expérience n'est pas a priori évidente, mais construite à partir de représentations (dont les dessins de la pompe à air font partie) et de résultats (dont les actions de la pompe à air font partie).

Mais la culture scientifique des philosophes naturels circule au-delà de la sociabilité savante et influence les mentalités de toute la société. L'image, à nouveau, porte efficacement et symbolise l'évolution des représentations du monde. Un siècle après Boyle, la nouvelle éthique des philosophes naturels soutient les pratiques de la physique expérimentale (Nollet, Watt, Lavoisier) et imprègne plus largement les contemporains des Lumières. Au milieu du siècle, une génération de peintres anglais observe les activités et les pensées de la société et témoigne des répercussions de la science expérimentale dans les cercles privés. Laissons la plume alerte de Pierre Chaunu (1982, 396) saisir sur le vif la scène de la figure suivante (n° 3-b)[3] :

« Un des tableaux les plus éclairants [...] est le chef-d'œuvre de Joseph Wright of Derby, témoignage de la passion pour l'expérimentation, au siècle de l'abbé Nollet, de Watt et de Lavoisier. Experiment on a bird in the Air Pump date de 1768. Les pompes à air sont fabriquées alors dans les Midlands pour d'autres fins que l'expérimentation scientifique. L'oiseau dans le globe va mourir, une étrange lumière illumine le centre de la scène où va se jouer ce drame, où s'exerce la nouvelle magie de l'exploration scientifique de l'ordre naturel des choses : la grande fille à droite, qui ne peut en supporter la pensée ni la vue, se voile la face, tandis que la petite fille tend vers l'objet et l'oiseau un visage où la curiosité l'emporte, finalement, sur la crainte et la pitié. Voilà pour la science et l'expérience, retombée évidente de la pensée sur l'art et sur les choses. »

L'impératif du Discours de la méthode de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », si nouveau chez Descartes en 1637, est devenu familier un siècle plus tard. Les enfants des Lumières ne s'émeuvent plus qu'à moitié de la cruelle éthique expérimentale qui soumet la nature aux opérations expérimentales – un oiseau soumis à la raréfaction de l'air – qu'elles qu'en soient les implications morales. La sensibilité de la grande fille ne supporte pas l'horreur que constitue la mort lente de l'oiseau tandis que la curiosité de la petite et celle du garçon à gauche l'emporte sur les hésitations morales. Leur père sans doute essaie de rassurer l'aînée et l'incite à regarder. La science expérimentale éclaire graduellement les mystères profonds de la nature, comme en témoigne la lueur centrale de la cloche et de la pompe à air, dramatiquement placée au sein d'une épaisse obscurité, en contrepoint de la pleine lune qui regarde à travers la fenêtre droite pour un instant encore, avant que le garçon à droite ne rabatte un panneau de bois. Le démonstrateur, officiant vêtu de rouge, joue le rôle ambigu du démiurge – est-il dieu ou démon ? – et sa main fine par l'action sur le robinet a tout pouvoir sur la vie et la mort de l'animal. Tandis que les deux jeunes gens sur la gauche, engagés dans un échange de regard intime, sont indifférents aux œuvres expérimentales de la pompe à air, les deux adultes restant sont profondément marqués par l'expérience, quoique de manière opposée. L'un, de dos au premier plan, scrute l'évolution des phénomènes dans une attitude docte – est-il le physicien à l'origine de la démonstration ? Est-il au contraire farouchement opposé au programme expérimental de la philosophie naturelle ? Le second, à droite de profil, a ôté ses verres et s'est retiré en lui-même, regard fixe, songeur, dirigé non pas sur le cœur de l'expérience mais sur le bas de la pompe même si c'est à elle qu'il pense, se demandant peut-être la signification de ce qui se déroule au sein du cercle privé, en cette soirée de pleine lune.

Ainsi, dans son Experiment on a bird in the Air Pump, Joseph Wright of Derby a su peindre la pluralité de significations et d'attitudes de membres de la classe aisée anglaise en fonction de l'âge, de la position sociale ou des centres d'intérêts des protagonistes. Mis à part les amoureux, peu d'entre eux semblent indifférents à cette démonstration privée. Peu nombreux en revanche, ceux qui semblent prendre la mesure des conséquences de cette méthode nouvelle d'exploration des mystères naturels et de son contrôle sur la nature. Au nom du « progrès » de la connaissance, la méthode expérimentale rejette les considérations morales et sensibles – la pitié qu'aurait pu inspirer une nature vivante – et se construit dans le même temps une représentation mécanisée du monde, qui rend l'action expérimentale légitime comme objectivation de la nature en ce milieu du XVIIIe siècle.

  1. La pompe à air de Robert Boyle

    Dès 1667, le frontispice de History of the Royal Society de Thomas Sprat est une gravure illustrant la fondation de la Royal Society en 1660 avec, en arrière-plan, une pompe à air de type Boyle.

  2. La figure n°3-a
    Figure n°3-a : Robert Boyle, New Experiments Physico-Mechanical, Touching the Spring of the Air and their Effects, 1660, planche. Wikimedia Commons.
  3. la figure suivante (n° 3-b)
    Figure n°3-b : Robert Boyle, New Experiments Physico-Mechanical, Touching the Spring of the Air and their Effects, 1660, planche. Wikimedia Commons.
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