Méthodologie en histoire des sciences

Conclusion

Chacun des quatre cas d'étude pose des situations différentes où l'analyse iconographique apporte des perspectives variées : gestes techniques, pratiques scientifiques, organisations économiques, représentations mentales, imaginaires scientifiques et littéraires, etc. Divers et riches d'enseignement, ces aspects iconographiques sont autant d'indices d'inscriptions des sciences et techniques dans le tissu social et culturel et, réciproquement, d'influences sociales et culturelles des sciences et techniques en société. Le premier intérêt de l'analyse iconographique en histoire des sciences et des techniques est de faire apparaître, à une époque donnée, les interactions fortes entre sciences, techniques et sociétés, là où la plupart des discours de légitimation affichent l'image mythique de la « tour d'ivoire ». Le second intérêt est d'introduire une dynamique des interactions en rappelant sans cesse la dimension sensuelle des activités de pensée et la dimension cognitive des gestes humains. En d'autres termes, en rappelant que les catégories de « nature », « sciences » et « techniques » ne sont pas données a priori et ad vitam aeternam mais bien reconstruites en permanence par les groupes humains en présence d'un environnement. C'est sans doute par le frottement permanent des aspects idéels et matériels que les sociétés humaines construisent leur histoire comme l'explique Maurice Godelier (1984, 9-10) :

« Ce livre part d'un fait et d'une hypothèse. Le fait : contrairement aux autres animaux sociaux, les hommes ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre ; au cours de leur existence ils inventent de nouvelles manières de penser et d'agir sur eux-mêmes comme sur la nature qui les entoure. Ils produisent donc de la culture, fabriquent de l'histoire, l'Histoire. [...] Mais comment penser un fait sans une hypothèse pour l'interpréter ? Cette hypothèse est la suivante : l'homme a une histoire parce qu'il transforme la nature. Et c'est même la nature propre de l'homme que d'avoir cette capacité. L'idée est que, de toutes les forces qui mettent l'homme en mouvement et lui font inventer de nouvelles formes de société, la plus profonde est sa capacité de transformer ses relations avec la nature en transformant la nature elle-même. »

Ces deux premières forces (structurales et dynamiques) de l'analyse iconographique ne doivent pas faire oublier à quel point les images sont trompeuses. Elles peuvent ouvrir des trappes sous les pieds hésitants de l'historien en quête d'interprétation des formes picturales et induire des sur-interprétations, des raccourcis inconscients, des anachronismes, etc. Il s'agit de rapprocher, de confronter, d'opposer les différents types de source : écrits, images, matériaux, objets, etc. De rester critique aussi quant à la signification des symboles, des images. Mais là non plus, rien de nouveau par rapport aux textes, eux-aussi irrémédiablement piégés, connotés, localisés et vieillis à peine écrits. Il y aurait lieu de construire une grille d'analyse systématique. Ceci n'a pas été entrepris ici. C'est la mise en récit des images qui a été préférée.

Troisième intérêt de l'analyse iconographique, l'agencement des quatre moments successifs dessine une fresque sociale et culturelle, qui, malgré ses limites et ses simplifications, raconte une histoire imagée des sciences et des techniques en Europe du XVIe au XXe siècle. En ouvrant ce récit, La chute d'Icare de Bruegel l'Ancien tisse une tapisserie colorée des fils entrelacés des activités des hommes du XVIe siècle en Europe. Y sont mêlés inerties et changements de l'époque, infrastructures et superstructures des sociétés humaines. Paysage mythologique où la démesure de l'artiste-architecte est punie par les dieux païens. Paysage urbain où échangent localement laboureurs et marchands. Paysage technique où le navire hauturier donne au monde chrétien une voie d'accès à de nouveaux territoires, à de nouvelles dominations. Technique, qui soutient le paysage économique et la mise en place de chaînes commerciales longues où triomphe le capital délocalisé plutôt que le travail local. Circularité du cheminement conduisant le peintre à s'interroger une nouvelle fois sur le paysage mythologique pour en tirer une morale stoïcienne d'indifférence à la démesure humaine, qu'elle soit technique ou économique. Quittant les savoirs techniques, le deuxième moment anime des représentations savantes du corps humain au XVIe et XVIIe siècles. Un même objet/sujet regardé pour deux prismes fort différents juxtapose, à un siècle à peine de distance, une vision holiste du monde-organisme du Moyen Âge finissant et une vision analytique du monde-horloge de la philosophie naturelle émergente avec l'époque moderne. Le troisième moment aborde la façon dont les savoirs expérimentaux trouvent une légitimité dans l'image (réaliste) des instruments et dont les représentations circulent d'un groupe social à l'autre en se transformant. Des cercles savants aux cercles aisés de la société du XVIIIe siècle anglais, les images passent en se transformant d'une manière différente pour chacun des protagonistes de la démonstration publique/privée. Avec Experiment on a bird in the Air Pump, Joseph Wright of Derby peint la diversité des significations et des attitudes par rapport à une expérience dans un groupe restreint, mais hétéroclite, de personnes. Les sentiments y sont contradictoires, les acceptations plus ou moins rétives, les compréhensions plus ou moins conscientes. Malgré des contradictions inhérentes aux sociétés humaines, la tendance générale des Lumières fait la part belle aux conceptions des sciences expérimentales (incorporant les techniques qu'on nomme alors « arts »), perçues comme porteuses de « progrès ». Au siècle suivant, cette conception progressiste de l'histoire s'élargira à tous les aspects des activités humaines. L'influence sur les esprits des sciences et des techniques caractérise le XIXe siècle. Sciences et techniques, produits sociaux et culturels, produisent à leur tour de la culture et de l'imagination. Elles fournissent au roman de Mary Shelley son ressort dramatique : le savant perce le mystère de la vie et devient à son tour démiurge donnant la vie – son pouvoir est ici incommensurablement plus grand que celui du tableau de Joseph Wright of Derby, où le démonstrateur pouvait choisir de ne pas retirer la vie à l'oiseau mais ne pouvait créer les conditions de son émergence. Tout au long du XIXe siècle, l'électricité est devenue une industrie de plus en plus puissance, notamment grâce à l'efficacité de l'action technique sur le monde. C'est le sens de l'évolution des représentations de Shelley (1818) à James Whale (1931) : le laboratoire de physique est devenu une usine remplie d'instruments, de compteurs, d'accumulateurs, d'énergies, etc. alors que la description originelle suggère beaucoup plus qu'elle ne montre de dispositif expérimental. Cet essor historique des capacités instrumentales des scientifiques s'est accompagné d'un effet culturel expliquant l'attrait pour la science-fiction au tournant du XXe siècle. De plus en plus spectaculaire, la science s'y montre de plus en plus technique. On glisse des sciences de la nature du XVIIIe siècle aux « techno-sciences » du XXe siècle. Par l'exploration du mystère de la vie, le savant est devenu prométhéen par référence au Titan de la mythologie antique, qui a donné le feu aux hommes contre les ordres divins. Il peut alors se croire démiurge quand, au début du XXe siècle, il trouve la puissance techno-scientifique de faire voler l'homme. Cinq siècles d'histoire des sciences et des techniques ont gommé en Europe La chute d'Icare sous l'écume du progrès.

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