Méthodologie en histoire des sciences

Paysages de la Renaissance : l'exemple de La chute d'Icare de Bruegel l'Ancien

La première partie est une analyse de La chute d'Icare du peintre brabançon Pieter Bruegel, dit l'Ancien (ca. 1525, 1569). Datant du milieu du XVIe siècle, le tableau original a disparu. Deux copies subsistent à Bruxelles, l'une aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, l'autre au Musée van Buuren (de Vries, 2003, 4). Elles ne sont très probablement pas de l'artiste lui-même (Allart & Currie, 2013). La figure n°1[1], commentée par la suite, est la copie du musée van Buuren, libre de droits. La peinture de Bruegel est intéressante parce qu'elle permet une lecture multiple du monde dans lequel vit l'artiste : les Pays-Bas du milieu du XVIe siècle, et, par extrapolation, l'Europe du XVIe siècle. La lecture du tableau de Bruegel peut se faire à quatre niveaux, paysages imbriqués les uns dans les autres : artistique, mythologique, économique et technique. Chacune de ces analyses dit quelque chose du regard de l'artiste sur son époque, et par extrapolation, de l'époque elle-même.

Au premier regard, l'œuvre est un « paysage urbain », c'est-à-dire une représentation de la campagne simultanément porteuse d'« urbanité » et lieu d'« urbanisation » (Chenet, 1994, 27), intersection de l'humain et du naturel. Trois espaces sont juxtaposés : le premier plan, bucolique, avec trois hommes au travail (un pêcheur, un pasteur, un laboureur) ; le deuxième plan, maritime, avec ses bateaux dans la baie à droite et la ville portuaire à gauche ; l'arrière plan, minéral, où l'horizon s'éclaire, sur la moitié droite, d'un lumineux soleil couchant et, sur la partie gauche, d'une figure ailée représentant Dédale[2]. Du premier au deuxième plan, le regard du spectateur suit la ligne oblique de la côte, qui, de gauche à droite, descend jusqu'à découvrir une paire de jambes blanches, s'agitant dans les flots : Icare, qui vient de tomber, est sur le point de se noyer. Mais le regard remonte déjà, du deuxième au troisième plan, jusqu'à la ligne d'horizon, plate et stable, entre la mer et le ciel. Par la perspective adoptée, le peintre cherche à situer l'observateur comme s'il se trouvait en dehors du tableau, mais juste devant. Adoptant un « sens de l'espace à l'italienne » (Italian sense of space) après un séjour prolongé en Italie, Bruegel remplace « l'œil vagabond de Dieu » (roving eye of God) surplombant par une perspective à hauteur d'homme, dont l'effet est renforcé par la place prépondérante donnée aux trois hommes du premier plan (Goldsmith, 1992, 220-222). Ou pour le dire comme Régis Debray (1992, 272) : « Le paysage fut une conversion, mais vers le bas, du texte à la terre, de l'immatériel aux solides, de la lumière divine à la lumière rasante ». Le paysage peint par Bruegel ouvre sur un triple espace, de sérénité parmi les hommes, de calme sur la mer et de clarté à l'horizon. Sérénité et calme peuvent être interprétés dans un deuxième temps comme l'expression d'une double indifférence, des hommes entre eux, et des hommes abandonnés par la nature (Lewis, 1973, 407). Cette double indifférence est un thème central de la philosophie stoïcienne à laquelle souscrit Bruegel.

Elle touche aussi au questionnement sur la place de l'homme dans le monde, récurrent à la Renaissance. Si le recours à la philosophie antique était courant au Moyen Âge, les humanistes ont aussi cherché des réponses dans la littérature gréco-romaine. C'est là que se trouve le thème général du tableau et le deuxième niveau d'analyse : le paysage mythologique. La chute d'Icare est un épisode célèbre de la mythologie grecque. Dans le livre VIII des Métamorphoses, Ovide (-43, 17) décrit l'instant qui précède le tableau de Bruegel :

« Quelque pêcheur, occupé à surprendre les poissons au moyen de son roseau qui tremble, un pasteur appuyé sur son bâton ou un laboureur au manche de sa charrue, qui les vit, resta frappé de stupeur et pensa que ces êtres qui pouvaient voyager dans les airs étaient des dieux. Et déjà, sur leur gauche, avaient été laissées Samos, l'île de Junon; Délos et Paros; à leur droite étaient Lébinthos et Calymné, au miel abondant, lorsque l'enfant se prit à goûter la joie de ce vol audacieux, abandonna son guide et, cédant au désir d'approcher du ciel, monta plus haut. Le voisinage du soleil dévorant amollit la cire odorante qui retenait les plumes. La cire ayant fondu, l'enfant n'agite plus que ses bras nus, et, manquant désormais de tout moyen de fendre l'espace, il n'a plus d'appui sur l'air; et sa bouche criait encore le nom de son père, quand l'engloutit l'eau céruléenne; c'est de lui qu'elle a tiré son nom.  »

« Ovide, Les Métamorphoses, Flammarion, 1966, trad. Joseph Chamonard, p. 209-210. »

En quelques phrases, le poète latin esquisse le drame de l'architecte athénien Dédale et de son fils Icare. Voulant fuir l'île de Crête où le roi Minos les retient prisonniers, Dédale fabrique deux paires d'ailes à l'aide de plumes collées par de la cire. Avant de partir, il avertit son fils : « Je te conseille, dit-il, Icare, de te tenir à mi-distance des ondes, de crainte que, si tu vas trop bas, elles n'alourdissent tes ailes, et du soleil, pour n'être pas, si tu vas trop haut, brûlé par ses feux: vole entre les deux [...] Prends-moi pour guide de la route à suivre. » Dédale et Icare prennent leur envol. C'est alors qu'ils sont aperçus par le pêcheur, le pasteur et le laboureur d'Ovide, pensant que « ces êtres qui pouvaient voyager dans les airs étaient des dieux ». Le jeune Icare oublie les sages conseils de son père, il s'approche du « soleil ardent », qui fait fondre la cire, puis tombe dans l'eau où il se noie. Une interprétation traditionnelle de cet épisode rend Icare coupable de démesure – l'hybris de l'antiquité grecque – car, refusant de rester dans l'entre-deux conseillé par son père, l'adolescent est séduit par l'orgueil de s'égaler aux dieux. Sentiment qui offense les dieux, action résultante punie par les dieux. Une telle interprétation, bien que séduisante, est trop simple : même si Icare est puni, les dieux sont absents de ce récit précis des Métamorphoses et de La chute d'Icare (Hoefmans, 1994, 159-160). Pour Ovide et pour Bruegel, le drame se joue à taille humaine : les dieux (ou Dieu) ne sont la priorité ni de la philosophie stoïcienne, ni l'humanisme du XVIe siècle. Bruegel, le stoïcien, insiste sur l'indifférence des autres hommes (mis à part son père poursuivant son vol) et de la nature au sort d'Icare. Bruegel, l'humaniste, dissimule l'implication des dieux au profit de l'activité des hommes dans le paysage. Relisant l'Antiquité, la Renaissance invente des lectures modernes aux symboles anciens (Le Goff, 1988, 68-72). Ainsi, les contemporains de Bruegel peuvent avoir deux nouvelles lectures de La chute d'Icare : économique et technique.

Troisième niveau de lecture donc, le tableau de Bruegel comme paysage économique. Si le concept moderne d'« économie » a peu de sens au Moyen Âge (Le Goff, 1986, 19), le capitalisme marchand émerge à partir du XIVe siècle en Méditerranée à travers les deux plus puissantes villes-États, Venise et Gênes. Ces pôles économiques exploitent l'espace méditerranéen selon des territoires concentriques, constituant ainsi une « économie-monde » (Braudel, 2008, 85-87[3]). Dans son ouvrage Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, Braudel (1979) échafaude une interprétation générale de l'histoire du monde sur la longue durée (XIVe-XXe siècles) à partir de la dynamique du capitalisme. Plus précisément, chacun des trois tomes de l'œuvre détaille un niveau économique d'activité humaine. Cette hiérarchisation tripartite fournit une troisième grille de lecture du tableau de Bruegel. Le premier tome, Structures du quotidien, traite du temps immobile de la « vie matérielle », de ces gestes quotidiens répétés inlassablement, d'une génération à la suivante, par l'habitude inconsciente des générations durant des siècles. Dans La chute d'Icare, la « vie matérielle » est figurée par les gestes ancestraux, répétitifs du pêcheur, du pasteur et du laboureur. Le deuxième tome, Les jeux de l'échange, décrit le deuxième échelon économique : l'économie de marché. Celle-ci est formée par les échanges commerciaux concurrentiels et locaux, bâtis « sur le dos énorme de la vie matérielle ». « Terre à terre », elle « étend ses liaisons » à partir du lieu de production par la « transformation (sur place) des structures socio-économiques » et la circulation de ces structures de proche en proche (Braudel, 2008, 66 ; 111). Dans La chute d'Icare, l'économie de marché s'installe sur la bande de terre liant la campagne du pêcheur, du pasteur et du laboureur à la ville du second plan, à gauche, qui sera le lieu d'un échange commercial sur la base de l'offre et de la demande, les jours de marché. Le troisième livre, Le temps du monde, aborde le capitalisme proprement dit, comme ensemble d'échanges de « marchandises et capitaux », non plus « sur place » mais tourné vers « un marché extérieur », non plus « transparent » sur la base de l'offre et de la demande mais « monopolistique ». « Supérieur, sophistiqué, dominant [...] le capitalisme dérive par excellence des activités économiques au sommet ou qui tendent vers le sommet » (Braudel, 2008, 115-117). Dans La chute d'Icare, le capitalisme navigue au centre du tableau avec les navires de haute mer, qui étendent les liaisons commerciales sur toute la surface du globe, de l'Ancien au Nouveau monde, d'Europe en Afrique et aux Indes. Comme dans la ville portuaire, très peu d'armateurs et de banquiers sont suffisamment enrichis par l'économie de marché pour armer ces navires, la situation est rapidement celle du monopole. « En conséquence, ce capitalisme de haut vol flotte sur la double épaisseur sous-jacente de la vie matérielle et de l'économie cohérente de marché, il représente la zone du haut profit » (Braudel, 2008, 115-117). Tout en bas, la vie matérielle des paysans, exploitée par les négociants de la ville portuaire, où quelques capitalistes, au sommet, contrôlent le paysage économique. Bruegel peint les transformations économiques de l'Europe du Nord au XVIe siècle.

Cette lecture économique recouvre une quatrième, et dernière, grille de compréhension, focalisée sur l'activité des hommes dans le paysage technique. Pas de gain sans échange commercial, pas d'échange sans production d'objets, pas de production sans action sur le monde, pas d'action sans technique. Au premier plan de La chute d'Icare, il y a le laboureur, qui symbolise, dans l'ordre féodal du Moyen Âge, le travail (labor) et ses dérivés : la douleur, la sueur et la pauvreté. Ce travail, par contrepartie, permet aux laboratores de se tailler des compensations matérielles, notamment un système d'assurances et de redistribution fonctionnant à travers des « objets concrets » comme le terroir, la dîme, le marché et le moulin (Arnoux, 2012). Mais au XVIe siècle, devant le paysan, il y a le cheval (ou le bœuf) qui tire la charrue et démultiplie la puissance disponible. L'élan (impetus), la force vive (vis viva) sont converties en puissance mécanique[4]. À la source de puissance, et de vie, le grain de la récolte pour lequel on travaille. Il sera ensuite écrasé par une meule de pierre entraînée, grâce à des engrenages en bois et des pales (ou des ailes), par le courant d'eau (ou d'air). Contrairement à un outil comme la charrue qui circule facilement, un « groupement technique », tel le moulin fait d'engrenages (bois ou métaux) et de meules (pierre) savamment associés, passe difficilement d'une civilisation à sa voisine (Braudel, 2008, 18). Ici, nul moulin à eau, nul moulin à vent. Ce qui occupe le centre de La chute d'Icare, c'est celui qui convertit la force du vent en mouvement, qui permet le voyage aux Indes orientales et occidentales et la construction des chaînes commerciales longues : le navire hauturier. Il articule « le gouvernail d'étambot, plus la coque construite à clin, plus l'artillerie à bord des navires, plus la navigation hauturière » (Braudel, 2008, 20). Ensemble de groupements techniques, et, de ce fait, très peu transmis à l'extérieur des sociétés qui l'a bâti, le navire hauturier assure la suprématie capitaliste de l'Europe au XVIe siècle. L'innovation technique soutient l'impérialisme économique.

Ainsi, La chute d'Icare de Bruegel l'Ancien superpose des images rendant compte des héritages (culturels) et des innovations (socio-techniques) d'une époque. Ainsi, les contemporains de la Renaissance connaissent la sagesse antique : la démesure conduit à la punition des hommes par les dieux païens (paysage mythologique). Leurs pères quant à eux ont longtemps redouté la punition du dieu chrétien déclarant illicite l'enrichissement par le travail de l'argent. Plus noble est le travail de l'homme et de l'animal, puis celui du marchand de la ville (paysage urbain). Mais, la fabrication de navires hauturiers a permis des voyages nouveaux, au-delà du monde chrétien (paysage technique). Les expéditions maritimes vers les Indes orientales et occidentales ont ouvert de nouvelles routes commerciales, longues et hasardeuses, mais incroyablement rentables, jusqu'à la démesure (paysage économique). Alors, l'artisan-peintre se souvient que le rejeton de l'artisan-architecte a été puni pour avoir outrepassé les limites de la mesure. Jugeant ces ambitions humaines trop douloureuses, Bruegel incite son public à devenir indifférent au vacarme du monde. Jugement et condamnation, non plus divines, mais humaines (paysage moral). Les guerres de religion entre « papistes » [catholiques] et « athées » [protestants] contribuent à discréditer la morale chrétienne. Elles rendent possibles, à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, la possibilité de penser « l'incroyance » (Febvre, 1968), comme prise de position individuelle extérieure à deux systèmes de croyances entrés en guerre et en contradiction intellectuelle. C'est précisément l'émergence du jugement singulier au sein des morales chrétiennes, la découverte et « l'éloge de l'individu » au sein des systèmes collectifs de valeurs qui caractérisent l'innovation majeure de la Renaissance (Todorov, 2004, 80-81).

  1. La figure n°1
    Figure n°1 : Pieter Bruegel, La chute d'Icare, 1550s, Musée van Buuren. Wikimedia Commons.
  2. Dédale

    La présence de Dédale dans la copie du musée van Buuren est l'une des principales différences par rapport à la copie des Musées royaux des beaux-arts de Belgique.

  3. Braudel

    Braudel (2008, 85-87) a forgé le concept d'« économie-monde » pour caractériser l'espace méditerranéen à partir du mot allemand Weltwirschaft. Trois critères le définissent. Une économie-monde forme : 1°) un espace géographique ayant des limites spatiales (ce qui la distingue d'une économie mondiale), organisé par 2°) un pôle économique central (un État-ville jusqu'au XVIIIe siècle, la capitale économique d'un État depuis), et par 3°) des zones successives de plus en plus dominées à mesure qu'elles sont plus périphériques.

  4. impetus

    Cf. (Vilain, 2003) pour l'impetus et (Balibar, 2003) pour la force vive qui n'est pas alors pensée comme énergie.

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