Méthodologie en histoire des sciences

Corps humains et représentations du monde à l'époque moderne

Suivre un même thème représenté à deux époques différentes peut donner à voir une évolution des conceptions du monde (Weltanschauung), notamment savantes telles l'« épistémé » de Michel Foucault (1966) ou le « paradigme scientifique » de Thomas Kuhn (1962). À ce titre, le corps humain est un objet d'étude stimulant (Vigarello, 2005). Ainsi, le rapprochement des figures n°2-a et n°2-b suggère une transformation radicale des visions du monde entre le XVIe et le XVIIe siècle. La figure n°2-a[1] est une peinture anonyme conservée au musée Condé de Chantilly. Attribuée à l'école de peinture française du XVIe siècle, L'anatomie de l'homme représente un « homme-zodiaque », thème courant à l'époque, hérité des traditions alchimiques et astrologiques-astronomiques du Moyen Âge : « corps externe et corps interne y sont dominés par les planètes, dans la perspective des médecines hippocratique et arabe » (Courtine, 2005, 320-321). L'image du corps rend alors compte d'une vision holiste et poreuse du monde naturel : le monde est conçu comme un organisme dans lequel chaque partie peut communiquer avec toutes les autres, comme un ensemble continu où microcosme (corps humain) et macrocosme (planètes) sont en relation étroite. Le savant trouve les correspondances entre les différentes parties du monde par la quête de similitudes suggérées par des ressemblances de couleurs, de formes et de symboles (Foucault, 1966, §2).

Quel écart si l'on compare cette image du corps au XVIe siècle à une description savante de la fin du XVIIe siècle, due au physiologiste italien Baglivi (1668-1706), Praxis Medica, 1696 :

« Examinez avec quelque attention l'économie physique de l'homme[2] : qu'y trouvez-vous ? les mâchoires armées de dents, qu'est-ce autre chose que des tenailles ? L'estomac n'est qu'une cornue ; les veines, les artères, le système entier des vaisseaux, ce sont des tubes hydrauliques ; le cœur est un ressort ; les viscères ne sont que des filtres, des cribles ; le poumon n'est qu'un soufflet ; qu'est-ce que les muscles ? Sinon des cordes. Qu'est-ce que l'angle oculaire ? Si ce n'est une poulie et ainsi de suite. Ce n'est pas contestable que tous les phénomènes de la nature doivent se rapporter aux lois de l'équilibre, à celles de la corde, du ressort et autres éléments de la mécanique. »

Une telle description textuelle, si elle n'est pas une image, est héritière de la vision du monde qui s'est affirmée au XVIIe siècle à travers la philosophie mécaniste, dont Descartes et son « animal-machine » sont les figures emblématiques. Baglivi, qui appartient à l'école « iatro-mécanicienne », défend une position extrême du mécanisme, réduisant les manifestations de la vie à des processus physiques et chimiques (Lecourt, 2003b, 987). Sa description compare explicitement les organes et membres du corps humain à des appareils faits de métaux, de verre et de cordes, dérivés des domaines expérimentaux comme la mécanique, la chimie, l'hydraulique ou l'optique. Cette représentation mécaniste du monde a été imagée quelques années auparavant dans une publication savante par un membre plus ancien de l'école « iatro-mécanicienne » : Giovani Borelli (1608-1679). La figure n°2-b[3] est une gravure extraite de l'édition de 1685 de son De motu animalium [Du mouvement des animaux], paru pour la première fois en 1680. Sur « l'horizon des machines » du XVIIe siècle, la représentation se transforme : « le corps se naturalise [et] se désenchante dans la science » (Porter et Vigarello, 2005, 351-352). Borelli imagine le rôle joué par un « élément contractile » des muscles, stimulé par une fermentation chimique, pour expliquer le mouvement animal. L'articulation de poulies et de cordes nécessaires à cette mécanique musculaire est rendue par l'image du corps humain en marge du texte.

Ainsi, la comparaison des deux figures montre, à un siècle de distance, une rupture épistémique importante, d'une représentation du monde comme un tout intégré, « organiciste » au XVIe siècle, vers une vision « mécaniste » au XVIIe siècle, où le monde est devenu une horloge dans laquelle chaque rouage peut être analysé indépendamment des autres. Vision holiste contre vision analytique. Évidemment, une simple comparaison iconographique n'est pas suffisante. Elle doit s'inscrire dans une étude attentive des autres sources, notamment écrites.

  1. La figure n°2-a
    Figure n°2-a : École française, L'anatomie de l'homme, XVIe siècle, musée Condé, Chantilly. Extrait de (Vigarello, 2005, 321-322).
  2. Lecourt

    Cité par (Lecourt, 2003b, 987).

  3. La figure n°2-b
    Figure n°2-b : Giovani Alfonso Borelli, De motu animalium [1680], éd. 1685, Illustration IV. Wikimedia Commons.
PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Université de Lorraine Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)