Six questions clés de philosophie des sciences

Jaegwon Kim : Les sciences cognitives ont-elles un avenir ?

Extrait de « l'esprit dans un monde Physique » - Jaegwon Kim

Pour beaucoup d'entre nous qui, comme moi, avons fait nos études universitaires au tournant des années 1950-1960, le matérialisme de Smart et de Feigl fut notre première rencontre avec le problème corps-esprit considéré comme un problème philosophique systématique. Leur approche paraissait opiniâtre et d'une audace rafraîchissante, et semblait s'accorder parfaitement à l'esprit d'optimisme scientifique de l'époque. Il y avait quelque chose d'intrigant et d'excitant à penser que les événements mentaux pouvaient simplement être des processus cérébraux, et que la recherche scientifique était en mesure de le montrer, de la même façon que la science nous montre que la lumière est un faisceau de radiations électromagnétiques, ou que les gènes sont des molécules d'ADN. Mais la théorie de l'identité fut victime, contre toute attente, d'une mort prématurée – sa fin précipitée commença seulement quelques années après son apparition. Cependant, d'une manière rétrospective, il apparaît clairement que, en dépit de sa courte existence, cette théorie apporta à coup sûr une contribution cruciale, qui a survécu à son règne en tant que théorie de l'esprit. Je pense au fait que la théorie des états cérébraux a aidé à installer les paramètres de base et les contraintes des débats à venir – un ensemble d'hypothèses et d'aspirations intellectuelles largement physicalistes qui donne, encore aujourd'hui, son orientation et ses règles à notre réflexion. En atteste le fait que, à l'occasion du déclin de la théorie des états cérébraux au tournant des années 1960-1970, rares furent ceux qui retournèrent au cartésianisme ou à d'autres formes fortes de dualisme corps-esprit. Quasiment tous les protagonistes du débat ont maintenu leur physicalisme, et même ceux qui ont eu un rôle prédominant dans la désaffection du matérialisme de Smart et Feigl ont perpétué leur allégeance à une vision physicaliste du monde. Au cours des années 1970 et 1980, et jusqu'à nos jours, le problème corps-esprit – notre problème corps-esprit – a consisté à trouver une place pour l'esprit dans un monde fondamentalement physique. Le projet commun à la plupart de ceux qui ont travaillé sur cette question durant les dernières décennies fut de trouver une manière d'inscrire le mental dans un cadre physicaliste, tout en préservant son caractère distinctif – c'est-à-dire, sans perdre ce que nous estimons, ou trouvons unique, dans notre nature de créatures dotées d'esprit.

Ce qui ressort de plus en plus clairement des débats toujours en cours sur le problème corps-esprit, c'est que les positions d'entre-deux actuellement en faveur ?, tels que le dualisme des propriétés, le monisme anomal, et le physicalisme non réductionniste, ne sont pas aisément compatible avec un physicalisme robuste. Penser qu'on puisse être un physicaliste sérieux, tout en goûtant la compagnie de choses et de phénomènes non physiques, c'est, à mon avis, caresser un rêve bien futile. Le physicalisme réductionniste sauve le mental, mais seulement comme une partie du monde physique. Si j'ai visé juste dans mon argumentation depuis le début de ces conférences, c'est ce que nous devrions attendre du physicalisme. Et c'est ce que nous aurions dû escompter tout du long. Le physicalisme ne peut être obtenu à vil prix.

Les sciences cognitives ont-elles un avenir ? – Roger POUIVET, Professeur de Philosophie à l'Université de Lorraine (Département de Philosophie, Nancy) et Directeur du Laboratoire d'Histoire des Sciences et de Philosophie-Archives Poincaré (UMR 7117)
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