Alfred Binet - naissance de la psychologie scientifique

La postérité américaine de l'échelle psychométrique de Binet et Simon

Les outils de Binet sont découverts par les psychologues américains dans les années 1910, un peu au hasard de voyages de psychologues en Europe et vont, dans un premier temps, être utilisés, lus et interprétés comme Binet le pensait, c'est-à-dire des outils au diagnostic clinique destiné à un psychologue qui veut évaluer les aptitudes, le niveau d'intelligence, les compétences d'un enfant. Mais on est bien dans à la configuration telle que Binet l'avait pensée, un psychologue d'un côté, un enfant de l'autre dans un cabinet de psychologue et le psychologue plutôt que de faire appel uniquement à son expertise, son expérience, son intuition, son savoir accumulé au fil des années utilise un outil qui commence à être standardisé, développé par Binet et Simon.

Dans un premier temps, dans le contexte américain l'outil de Binet est vraiment utilisé et il est lu, interprété comme il avait été pensé dans le contexte français, et très vite, parce qu'il y a un besoin de standardisation encore plus grand, parce que la demande sociale est encore plus forte, parce qu'il y a une concurrence entre différents systèmes aux États-Unis, cet outil de Binet va se standardiser de manière assez forte et assez rapide.

Revenons à l'exemple de l'image qu'utilisait Binet, aux images qu'il utilisait pour établir son diagnostic ; , il soumettait un enfant à des images et en fonction du vocabulaire utilisé par cet enfant, en fonction de la capacité d'interprétation de cet enfant, en fonction du fait que l'enfant allait plutôt énumérer, plutôt commencer à interpréter ou qu'il allait pouvoir construire une histoire, avoir une interprétation globale de l'image et bien Binet interprétait différemment les capacités de cet enfant face à cette image.

C'est trop compliqué quand on veut standardiser, c'est trop long parce que premièrement la passation, le temps de passation sur l'image et le temps de l' épreuve sur l'image peut être long, il faut laisser à l'enfant le temps de découvrir l'image, il faut lui laisser le temps de trouver les bons mots pour décrire ce qu'il voit, il faut lui laisser le temps éventuellement aussi que son imagination, sa capacité interprétative fasse son chemin, c'est beaucoup trop long. C'est beaucoup trop compliqué puisque ça suppose que le clinicien, le psychologue qui est face à l'enfant ait une compétence, qu'il ait été formé assez longuement à l'utilisation de cet outil, que l'utilisation de cet outil soit elle-même intelligente ; les outils de Binet qui arrivent aux États-Unis vont se simplifier, ça ne veut pas dire qu'on ne va en garder que quelques éléments, ça veut dire qu'ils vont se simplifier en se standardisant : au lieu d'avoir une image très complexe, on va prendre une image très simple, un lapin à qui il manque une oreille, une maison à laquelle il manque une cheminée, un enfant ou un adulte qui est en train de manger et on voit ostensiblement qu'il manque sa cuillère pour manger sa soupe. Donc ce sont des images très simples qui ne nécessitent pas une interprétation très compliquée, qui sont des images très stylisées, et ce qu'on mesure c'est juste l'aptitude de l'enfant qui aura repéré le plus vite possible ce qui manque au lapin, ce qui manque à la maison ou ce qui manque à l'adulte en train de manger sa soupe. Donc au lieu d'avoir une interprétation qui nécessite une intervention d'un psychologue, qui nécessite l'expérience de ce psychologue pour se faire une idée de la manière dont l'enfant interprète justement ou injustement l'image , et bien on va avoir finalement des processus, un protocole d'évaluation de l'intelligence sur des attitudes d'un enfant avec des évaluations très simples. L'enfant a repéré qu'il manquait une oreille au lapin ou pas, oui ou non, l'enfant a repéré qu'il manquait une cheminée à la maison, oui ou non, l'enfant est capable de compter deux plus deux, oui ou non. Donc on va avoir des tests, des épreuves, selon le vocabulaire de Binet, qui sont très simples et qui au lieu de donner en bout de course une interprétation reposent sur l'expertise du psychologue et qui va être éventuellement nuancée, qui fera l'objet d'une évaluation qualitative pourrait-on dire aujourd'hui avec éventuellement un diagnostic qui pourra prendre plusieurs lignes. On aura un diagnostic qui va être réussi, raté, réussi, raté, donc on va pouvoir assez rapidement compter des points, dire : voilà sur les quinze, trente, quarante, cinquante épreuves qui ont été soumises à cet enfant, sur les trente, quarante, cinquante tests simples qui ont été soumis à cet enfant et bien il y en a 25 qui ont été réussis, 5 qui ont été ratés ou bien il y en a 20 qui ont été réussis et 10 qui ont été ratés, et donc on va pouvoir compter. La standardisation des épreuves introduit quelque chose auquel Binet s'était en partie refusé, il parlait d'échelle métrique de mesure mais il n'allait pas jusqu'au bout si bien que c'était par commodité qu'il parlait d'échelle métrique mais on n'était pas sur une quantification.

Alors c'est ambigu, il y a des âges, des âges mentaux et cetera, mais on n'est pas sur une standardisation, une quantification issue de cette standardisation, de manière aussi opératoire, aussi opérationnelle et aussi immédiate comme ce sera le cas aux États-Unis. Très vite, donc, on bascule d'un système où il y a un diagnostic différentiel, où le test d'intelligence de Binet, l'échelle métrique de mesure de Binet est un outil de diagnostic qui vient aider le psychologue dans son diagnostic clinique et progressivement et finalement assez vite aux Etats-Unis on en arrive à un outil qui est excessivement standardisé, un outil qui repose sur des épreuves très simples mais de plus en plus nombreuses, Binet faisait appel à une dizaine d'épreuves dans les tests psychométriques américains, des tests d'intelligence américains, on sera sur des dizaines voire des centaines d'épreuves, et aujourd'hui quand on regarde ce qu'est devenue la postérité de tout cela, c'est-à-dire le test du QI, on est sur des centaines d'épreuves, donc on passe d'outils peu nombreux mais interprétés avec du temps, avec l'expertise de psychologues, à des outils standardisés. Et pourquoi passe-ton à ces outils standardisés assez vite ? mais parce qu'il faut pouvoir concevoir dans le contexte américain des outils faciles à utiliser, diffusables très largement et pas uniquement auprès de la communauté des psychologues qui ont été formés longuement à ces outils ; il faut que ces outils puissent être utilisés, un exemple très célèbre : dans un cadre militaire, pour tester et évaluer les soldats américains qui partiront à partir de 1917 sur le front européen, et donc des milliers, des centaines de milliers peut-être même de soldats américains qui vont partir pour l'Europe, il faut lever une armée, lever cette armée ça suppose d'identifier les soldats qui seraient aptes à occuper des positions de commandement ou des responsabilités collectives ou être brigadier, brigadier-chef, etc.

Il faut identifier rapidement des aptitudes au commandement, des aptitudes intellectuelles de centaines, de dizaines de milliers de personnes et on ne peut pas se permettre de faire passer ces individus longuement dans le cabinet du psychologue, il faut un outil très simple, standardisé, et auto-administré, c'est-à-dire que ce n'est plus un psychologue qui vous fait passer le test, c'est vous-même qui passez votre propre test en remplissant finalement ce qu'on appelle aujourd'hui un questionnaire.

Aujourd'hui il suffit d'aller sur Internet, il suffit de prendre un ouvrage, il suffit d'imprimer ou de se procurer un test de QI , on n'a pas besoin d'un psychologue pour s'administrer ce test de QI, on peut se l'administrer soi-même, et c'est exactement une autre dimension du basculement entre le test français pensé par Binet et les tests américains tels qu'ils seront mis en œuvre dans les années dix et vingt aux Etats-Unis. D'un côté on a besoin d'un psychologue, on a besoin d'un cabinet, d'un autre côté on a besoin de rien : d'une feuille de papier, d'un crayon, il suffit de diffuser ce questionnaire à des milliers de personnes et de recueillir les résultats, et de repérer après qui a eu un score élevé, qui n'a pas eu de score élevé, et ça ouvre la porte à des études statistiques ; ce qui était quasiment impossible chez Binet, parce que les effectifs, les populations auprès desquelles il a fait des tests étaient en nombre très réduit ; on a parlé de ses deux filles, il y avait quelques enfants, mais ce n'était pas des dizaines d'enfants et évidemment pas des centaines d'enfants, donc des effectifs très réduits avec des outils qui prennent du temps. D'un autre côté on a des milliers de soldats, on a des milliers d'enfants, on a des milliers de salariés qui sont soumis à des tests, des tests standardisés qui donnent lieu à des calculs de scores, de notes. « j'ai bien réussi mon score, j'ai eu 20 sur 20, j'ai bien réussi mon test, j'ai eu 19 sur 20, j'ai un peu moins bien réussi, j'ai eu 10 sur 20, j'ai vraiment raté mon test, j'ai eu 5 sur 20 », ça ouvre la porte à des analyses statistiques, ça ouvre la porte à la comparaison entre le résultat des filles, le résultat des garçons, le résultat des Noirs, le résultat des Blancs, en fonction de leur âge, en fonction de leur sexe, des résultats en fonction de leur race, en fonction de leurs origines sociales, en fonction de leurs ethnies, en fonction de leurs nationalités et c'est célèbre mais je me permets de le citer, ces tests sont aussi utilisés sur Ellis Island, cette île à l'entrée du port de New-York reçoit tous les immigrés arrivant aux États-Unis par New-York et débarquant des bateaux venus d'Europe pour l'essentiel, et avant de pouvoir arriver sur le territoire américain, sur Ellis Island, on leur fait subir un certain nombre de tests médicaux mais aussi des tests d'intelligence. Donc entre les outils de Binet tels qu'ils sont conçus à la fin du XIXe siècle et début du XXe siècle et l'utilisation massive, standardisée, répétée, automatisée de tests qui peuvent faire l'objet de traitements statistiques systématiques, il y a une petite dizaine d'années qui s'écoule, donc c'est une histoire riche où les modifications et transformations des outils de Binet sont considérables mais c'est une histoire qui tient en une dizaine d'années.

C'est Henri Godard, un psychologue américain qui importe aux États-Unis les tests de Binet, très vite il les utilise sur la fameuse Ellis Island qui reçoit les immigrés dès la fin de la première décennie du XXe siècle. Mais au fond Godard est resté à la postérité autant que je puisse en juger, peu parce que justement il a été l'importateur, il est le premier psychologue américain à mettre en œuvre ces tests sur le territoire américain, mais c'est un psychologue qui n'est pas d'une envergure nationale aux États-Unis ; en revanche il y a deux personnages qui sont d'envergure nationale, c'est Lewis Terman et Robert Yerkes qui sont l'un et l'autre deux psychologues d'une certaine renommée déjà à l'époque et qui vont asseoir leur pouvoir au sein de la communauté des psychologues au fil des années vingt. Yerkes étant un moment le président de l'American Psychological Association, la toute puissante association américaine de psychologie et de psychologues, on a affaire à des personnages qui ont une stature réelle au sein de la communauté des psychologues, et qui sont porteurs d'une certaine conception de la psychologie : une psychologie pratique, une psychologie opératoire qui doit rendre des services à la société, cette psychologie est une sorte d'ingénierie sociale, ce qualificatif est un peu anachronique, donc on a une psychologie qui est au service du pilotage de la société, au service de l'amélioration de la société. On a affaire à des psychologues qui sont là pour un peu comme Binet, mais c'est vrai que l'ampleur n'a rien à voir, on a affaire à une communauté de psychologues américains qui à l'époque sont là pour asseoir sa légitimité en rendant des services aux pouvoirs publics, à la société américaine dans son ensemble, et c'est pendant les années dix et vingt le chemin que suivra la psychologie américaine. Dans ce contexte les outils issus des tests de Binet vont prendre tout leur intérêt, ils seront utilisés dans les entreprises, ils seront utilisés dans des universités, pour faire des tests d'entrée dans les universités, dans les entreprises pour affecter les gens en fonction de leurs postes, affecter des individus à leurs postes en fonction de leurs compétences, de leurs aptitudes, ils seront utilisés pour trier les soldats partant sur les fronts en Europe, ils seront utilisés dans le contexte scolaire. On a une psychologie qui non seulement est au service de la société et qui commercialise, qui vend ses services, et qui est une communauté de psychologues qui grandit, qui devient toute puissante, et c'est dans ce contexte-là que les outils de Binet sont à la fois un des moteurs de cette psychologie, un des outils sur laquelle cette psychologie va s'asseoir pour construire sa légitimité, « pour se vendre », et l'outil de Binet est entraîné par ce contexte disons : d'ingénierie sociale de la psychologie.

C'est donc une psychologie qui, momentanément au moins, va arrêter de se poser des questions trop abstraites, trop théoriques sur ce qu'est l'intelligence, peut-on mesurer dans les sciences humaines et sociales ? Peut-on mesurer les aptitudes intellectuelles ? Peut-on quantifier ? Quels sont les différents processus psychologiques ? Qu'est-ce qui fait que des individus ont des aptitudes et pas d'autres ? toutes les questions disons savantes qui étaient les leurs au début du XXe siècle et à la fin du XIXe siècle, ont été un petit peu mises de côté et un peu oubliées parce que le succès des outils, leurs opérationnalisations, le succès y compris commercial, le succès institutionnel de la psychologie a fait taire les critiques. Les critiques comprendront un peu , disons les esprits analytiques, les esprits curieux, les esprits scientifiques en reprenant un peu le dessus à la fin des années vingt et dans les années trente aux États-Unis, c'est le retour à la fois d'une réflexion plus fondamentale sur la finalité de la psychologie, sur les outils de mesure, la notion de l'intelligence et c'est aussi le retour à une psychologie expérimentale, une psychologie avec des protocoles expérimentaux, une psychologie qui ramène de cette manière ces sujets dans le cabinet et dans le laboratoire plutôt que d'être au service de processus sociaux.

Rappel

Cliquez sur le lien ci-après pour accéder à la vidéo : http://alfredbinet.univ-lorraine.fr/#la_posterite_americaine

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