Six questions clés de philosophie des sciences

Le « critère de Poincaré »

Une nouvelle approche du problème de la démarcation - – Entretien avec Anne-Françoise Schmid, Maître de Conférences habilitée à diriger des recherches à l'Institut National des Sciences Appliquées de Lyon et responsable des "Archives Louis Couturat" aux Archives Henri Poincaré.

Pour reprendre la question de la démarcation entre science et non-science, il est plus commode de se demander comment se forme une opinion. En règle générale, il y a un ensemble de faits, ou de ce qu'on considère comme faits, et une valeur. Par exemple, s'il y a une vague de vols, la généralisation ne sera pas la même si notre valeur principale est celle de la propriété privée, de l'égalité sociale, ou de l'inégalité sociale. Les opinions sont faites pour se conjuguer ou s'opposer, il est normal de rencontrer des personnes qui ne sont pas d'accord avec nous. L'opposition tient au fait qu'il n'y a pas de limite à la généralisation, comme dans les débats politiques.

Le mathématicien Henri Poincaré qui a laissé tant d'idées nouvelles dans bien des domaines de la physique a montré que les généralisations en science ne sont pas de cette nature. Plutôt que de chercher des complémentarités, des accords ou des oppositions, il montre que les généralisations scientifiques supposent la recherche de compatibilités entre disciplines, qu'il faut à chaque fois construire. Il propose une façon de procéder où les rapports entre ce qui est observé et les propositions scientifiques est le résultat d'un acte de décomposition, idée que l'on trouve dans « La Science et l'Hypothèse, dans La Valeur de la science, dans les Fondements de la géométrie ». Il y a les faits, mais pour les faire entrer dans la science, il faut rendre possible leur expression dans un langage déjà constitué, mathématique, géométrique, physique. On peut de cette idée tirer une caractérisation de la démarche scientifique qui ne la réduit pas aux sciences réduite à celle des Lumières.

Lorsque l'on a un problème scientifique à résoudre, il ne faut pas tirer des généralisations continues des données, si affinées soient elles, comme lorsqu'il s'agit d'opinion. Il faut, dans cette généralisation, décomposer la courbe entre cette construction continue, qui n'est autre qu'une opinion, et une mise en compatibilité avec les connaissances fondamentales de toutes les disciplines entrant en jeu dans la résolution d'un problème.

Prenons un exemple, qui a donné lieu à autre débat. Pouvons-nous, à partir de données que nous détenons sur les mers en tirer l'idée générale qu'au milieu de ce siècle, il y aura moins de poissons et d'espèces de poissons. Tant que ne seront pas cherchées des conditions de compatibilité avec les disciplines entrant en jeu dans une telle question (et il n'est pas sûr qu'elles soient toutes données au départ), on pourra dire que l'hypothèse de la baisse du nombre de taxons est une déclaration politique ou idéologique. Même si des scientifiques peuvent être d'accord avec cette hypothèse, ils le seront en fonction d'une démarche différente, où la question de la relation entre disciplines sera à chaque fois remise en jeu.

Nous avons généralisé cette façon de faire intervenir la compatibilité des disciplines dans la démarche « critère de Poincaré ». L'avantage de ce critère est qu'il permet de tenir compte de toutes les méthodes, de ne pas opposer une science éclairée à une pratique obscurantiste. D'autre part, il donne aussi un fondement scientifique aux recherches interdisciplinaires. Il est applicable à toutes les méthodes, théorie, expérience, simulation, modèles numériques, modélisation. Il permet de garantir la science et sa liberté tout en la distinguant des généralisations continues, qui, elles, donnent systématiquement lieu, à des oppositions et des débats, qui ne sont pas toujours positifs, s'ils reposent sur des positions figées. Le « critère de Poincaré » permet la liberté des disciplines, des méthodes et néanmoins une rigueur que l'on peut appeler « scientifique ».

Cela ne veut pas dire que les critères classiques doivent être abandonnés, cohérence, vérification, réfutation, démarche hypothético-déductive, mais ils n'ont pas toujours la même importance dans des problèmes différents, leur proportion et leur « application » peuvent changer. Nous retrouvons les multicritères de l'encyclopédie de Stanford, mais le critère de Poincaré permet de leur donner une interprétation plus générale et de conforter les représentations que nous avons de la science.

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