Les différents visages du risque

- (Denis Grison) Pour le dire rapidement, la manière dont le risque est traité dans cette vision scientifique du monde qui domine depuis le 19ème siècle, c'est celle de ce qu'on appelle « les cyndiniciens », donc les théoriciens du risque pour lesquels le risque, c'est un produit entre un danger par une probabilité d'occurrence. Alors pour illustrer : une centrale nucléaire représente un très gros danger si elle explose, (Fukushima), ou si des accidents graves s'y produisent ; mais dieu merci, une faible probabilité d'occurrence. Une guêpe présente un petit danger mais par contre une probabilité d'occurrence qui est forte, alors pour les cyndiniciens pourtant, il y a une équivalence entre les deux, parce que si on fait le produit du risque « centrale nucléaire » donc, intensité du danger par probabilité d'occurrence et celui des guêpes, on retrouve un résultat équivalent, puisque fort danger, petite probabilité, petit danger, forte probabilité, donc les cyndiniciens trouvent tout à fait irrationnel d'être inquiet d'habiter à côté d'une centrale alors que l'on ne l'est pas d'habiter à côté d'un champ où les guêpes viennent chercher à se nourrir. Alors, c'est justement là où la philosophie peut nous éclairer : le risque humain, c'est-à-dire le risque vécu par un homme n'est pas réductible à cela ; le risque, il est biface : il y a effectivement cette face objective qu'il serait ridicule de nier, mais aussi une face subjective, - un risque selon qu'il est catastrophiste ou non - n'est pas ressenti de la même manière ; donc, la centrale nucléaire, c'est catastrophiste, la guêpe ne l'est pas. Un risque selon qu'il est juste ou injuste n'est pas ressenti de la même manière. Si le risque, c'est un risque, pour exemple prenons les OGM, c'est un risque pour les gens qui vont s'en nourrir, alors que le risque n'existe pas pour celui qui produit le risque, c'est-à-dire le semencier ou l'industriel...

- (Pierre-Henri Gouyon) Il est riche, il peut se payer du bio...

- (Denis Grison) Voila, exactement ; ce risque, du coup, est profondément injuste. Et un risque bien entendu différent selon qu'il est volontaire ou involontaire, un risque qu'on choisit de courir, on l'accepte ; un risque qu'on vous impose, s'il est injuste, on va le refuser. Donc, vouloir réfléchir sur le risque, c'est en permanence faire dialoguer la face subjective et la face objective de cet objet. Et en même temps, il faut choisir d'aller vers un risque accepté, qui soit un juste risque ou un risque juste pour les citoyens, et pour cela encore une fois, il faut faire dialoguer tous les acteurs de la précaution.

- (Pierre-Henri Gouyon) Alors, oui je pense qu'il faut les faire dialoguer ; ça ne veut pas dire qu'ils aboutiront à un accord, c'est tout le problème. Ce qui est intéressant, c'est qu'effectivement le risque perçu comme juste ou non, ça c'est quelque chose de très important. Et c'est vrai que les OGM de ce point de vue-là, ont été un mauvais cas, parce que les économistes ont montré que, là, il n'y avait pas du tout de controverse là-dessus ; financièrement les OGM ne rapportent qu'aux producteurs d'OGM, c'est-à-dire à l'entreprise qui a fabriqué les OGM. Elle rapporte aux agriculteurs du temps, ce qui est quand même aussi un peu de l'argent. Et donc, ça allège le travail de l'agriculteur sans lui apporter de bénéfices financiers, et pour le consommateur, lui en revanche, c'est bénéfice zéro ! Donc évidement, le consommateur voyant qu'il a bénéfice zéro, avait tendance à exiger un risque zéro. Et alors ça, c'est intéressant parce que j'ai vu beaucoup de mes collègues scientifiques venir dans des conférences expliquer qu'il n'y avait pas de risques avec les OGM ; tout les monde est d'accord pour dire que le risque zéro n'existe pas...

- (Denis Grison) Quand c'est trop rassurant, ça en devient inquiétant...

- (Pierre-Henri Gouyon) Absolument, moi j'ai fait des conférences : « voilà les risques et voilà ce qu'on pourrait faire par rapport à ça », les gens venaient après me dire : « ah ça nous rassure, un scientifique qui dit qu'il y a des risques, parce que tous les autres nous disent qu'il n'y en a pas, ça nous fait vraiment peur ». Donc, ça a été une erreur de communication et ce qu'il y a d'intéressant, c'est qu'après, les boites de biotech. ont mandaté des boites de com. pour trouver des slogans qui marchent. Je me souviens car j'ai été contacté moi-même par l'une de ces boites qui m'a demandé si je pouvais parler avec eux de ce que j'en pensais ; alors j'ai accepté avec plaisir, je leur ai dit tout ce qu'il faudrait à mon avis pour que les OGM soient plus acceptables, entre autres ; retirer le brevet sur les gènes, etcetera. Évidement ce n'est pas ça qu'ils voulaient ! Mais c'est une boite anglaise qui a gagné la mise avec le slogan « Nourrir la planète en 2050 ».

- (Denis Grison) La stratégie des firmes qui développent les OGM, c'est de promettre d'autres OGM qui, eux, vont permettre de résoudre le problème de la faim, de faire pousser des plantes dans un milieu par exemple avec beaucoup de sel ou avec très peu d'eau, et que là, il ne faut pas bloquer la recherche parce qu'il y a un espèce de paradis possible qui nous attendrait.

- (Pierre-Henri Gouyon) Le progrès est une invention des Lumières ; l'idée que ça va mieux après qu'avant, et donc au 18ème siècle, va naître cette idée de progrès, d'humanité qui avance et qui va être de mieux en mieux. Je pense que dans certains milieux, le progrès est devenu une sorte de religion, et alors là... pas mal de caractéristiques ; on a vu avec l'affaire Séralini, ce chercheur qui a osé sortir un article disant que les OGM pouvaient empoisonner des rats ; à tort ou à raison, ce qu'on a vu, c'est un tribunal de l'inquisition se mettre en place presque instantanément dans certains cercles scientifiques, et ce que tu viens de dire pour moi, c'est assez typique des religions, c'est-à-dire le paradis c'est pour plus tard, aujourd'hui c'est dur. Or pour ce qui concerne la nourriture de l'humanité, c'est quand même un truc très intéressant, parce que dire qu'on va nourrir les 9 milliards d'humains en 2050, (je ne sais pas si on en sera capable ou pas), je suis assez dubitatif sur le fait que les OGM puissent y contribuer, mais la question, c'est : « pourquoi, on ne les nourrit pas aujourd'hui ? Parce qu'aujourd'hui, on a de quoi nourrir toute l'humanité, si il y a un milliard de gens qui sont en situation de privation dont une bonne partie à la limite de mourir de faim, et bien c'est parce qu'il y a trop d'inégalité. Ors ça veut dire quoi, qu'augmenter la production totale en prétendant qu'on réduit le risque pour les gens de mourir de faim ? C'est un mensonge puisqu'aujourd'hui où on a assez, il y a quand même un milliard de personnes qui meurent de faim. En réalité, ce qu'il faut c'est réduire les inégalités pour qu'il y ait moins de gens qui meurent de faim. Une agriculture chère et technique ne peut qu'augmenter les inégalités et donc elle n'a aucune chance même si elle produisait plus, ce dont on peut douter, de réduire le nombre de gens qui meurent de faim. Donc pour moi, il s'agit vraiment de promesses de type religieux, et donc ce genre de risque-là, je pense pas qu'on puisse le gérer de cette façon. Pour ce qui concerne les risques liés aux OGM, ce qu'il y a d’intéressant, c'est qu'au fond, le problème, c'est que ces objets terriblement nouveaux en quelque sorte, on a mis des gènes de bactéries dans des plantes. Ce n'est pas que ça ne soit jamais arrivé dans l'histoire de la vie, c'est arrivé de temps en temps, mais tous les quelques millions d'années, et probablement ça a donné lieu à des catastrophes de temps en temps, mais on n'en sait pas grand-chose. La dernière fois, où on a vu sans qu'on le fasse exprès, passer un élément génétique d'une espèce à l'autre, c'est quand les humains ont attrapé le Sida à partir d'un virus de singe, on sait pas comment, ce n'était pas une réussite... donc des passages, il y en a naturellement et c'est pas pour ça, qu'ils sont bons, mais du coup le problème, c'est la prédictibilité terrifiante de ce genre de choses ; c'est-à-dire que je ne sais pas si un jour je peux faire quelque chose de vraiment grave avec ce genre de manipulations. Et l'une des meilleures preuves, c'est que les grands spécialistes du risque dans notre société, c'est les assureurs - l'assureur est un professionnel du risque - Et qu'ont dit immédiatement les entreprises de réassurances, celles qui assurent les boites d'assurances au moment de la sortie des OGM. Ça a été : « il est hors de question que nous assurions ces objets » et moi je trouve que tous les gens qui disent qu'il n'y a pas de risques devraient quand même être capables de nous expliquer pourquoi les boites d'assurances refusent d'assurer et les boites de biotechnologies refusent de prendre le risque pour elles cette fois-ci, de dire : « si jamais, il y a un problème nous le réglerons, nous payerons, nous serons responsables ». Les boites de technologies ont réussi à faire passer des lois disant que si jamais un risque s'avérait et bien, elles ne seraient pas responsables. Et actuellement donc, ce qui est extraordinaire, c'est que ces entreprises engrangent des bénéfices, et que si jamais il y a un problème, ce sera les contribuables qui paieront pour elles. Donc là, il y a un vrai problème de gestion du risque par rapport à ces questions à l'heure actuelle dans les lois qui gèrent les OGM.

- (Denis Grison) Alors est-ce que la solution, ce n'est pas dans toutes les situations finalement d'innovations technologiques, tout en faisant part de l'incertitude d'essayer d'évaluer le mieux possible les risques et les bénéfices par une approche pluridisciplinaire pour ne pas donner une vision caricaturale de tout blanc tout noir, que du risque ou que du bénéfice, comme parfois on le fait dans des combats frontaux qui sont trop souvent à l'œuvre aujourd'hui. Mais donc, une vision plus intelligente, plus fine mais où on donne la parole à nouveau à toutes les parties prenantes, sachant qu'il n'y a pas d'évaluation réelle du risque ni des bénéfices sans l'éclairage scientifique mais aussi sans l'éclairage humain citoyen de chacun d'entre nous.

- (Pierre-Henri Gouyon) On peut l'espérer, la question est de savoir jusqu'à quel point dans notre système néo-libéral, il est possible de faire autre chose que ce que les plus puissants acteurs demandent.

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