Qu'est-ce-que l'épistémologie sociale ?
[Benoît Gaultier]
Pierre, toi tu considères, comme un certain nombre de défenseurs de l'épistémologie sociale qu'on a peut être passé trop de temps à essayer de répondre aux sceptiques et à imposer des définitions de la connaissance qui soient imparables et qui permettent de rendre compte de tous les contre-exemples qu'il est possible d'imaginer et qu'on a rencontrés il y a quelques instants et qu'il faudrait plutôt partir du fait qu'incontestablement on possède des connaissances et essayer de comprendre la manière dont ces connaissances sont produites. Et c'est l'orientation que, à ton avis, l'épistémologie devrait suivre et à laquelle l'épistémologie sociale est particulièrement adaptée. C'est une perspective qu'elle te semble capable de promouvoir.
[Pierre Willaime]
Oui effectivement. On peut penser que les cas à la Gettier ont impulsé tout un mouvement dans la philosophie de la connaissance, un mouvement qu'on qualifie d'évidentialisme, du terme anglais evidence, donc élément de preuve. Donc on fait attention aux éléments de preuve, on demande à chaque sujet, à chaque croyant de justifier de chacune de ses connaissances et s'il n'arrive pas à justifier de sa connaissance, à ce moment-là, on lui retire cette connaissance. On peut se demander si c'est vraiment ce qui se passe dans la vie de tous les jours. Dans la vie de tous les jours, on aurait plutôt tendance à considérer que nous avons tout un ensemble de connaissances, des connaissances pratiques, des connaissances théoriques, et ces connaissances permettent de nous orienter dans le monde, permettent de discuter avec des personnes et nous constituent en tant qu'individu et en tant qu'individu social. Donc si on veut éviter que la philosophie de la connaissance se détache de notre expérience de tous les jours, il faudrait peut-être arrêter de chercher à répondre aux sceptiques à tout prix. Le sceptique aura toujours un contre argument raffiné en cinq ou six étapes à nous opposer. A la place, on pourrait essayer d'expliquer ce que c'est que d'avoir une connaissance aujourd'hui et donc adopter une perspective un peu plus anthropologiste. Donc si on adopte ce genre d'approche, on fait ce qu'on appelle de l'épistémologie sociale ; c'est-à-dire on étudie les processus de génération de croyances, de connaissances et on les étudie dans un contexte qui est particulier. On dit souvent qu'on passe d'une approche internaliste qui est plutôt centrée sur le sujet, où le sujet peut justifier ses croyances à une approche externaliste, où on fait intervenir des éléments externes au sujet et on peut se trouver face à une personne qui ne peut pas justifier d'une de ses croyances et ça ne veut pas pour autant dire qu'elle n'a pas une connaissance. Donc l'épistémologie sociale, c'est un projet qui a été impulsé par Goldman avec un ouvrage célèbre Knowledge in a social world - la connaissance d'un monde social paru en 1999 ; et donc ce projet, c'est d'étudier la connaissance dans tous ses aspects et pas seulement dans les aspects qui sont purement individuels. Qu'est-ce qu'un aspect individuel de la connaissance ? L'aspect individuel de la connaissance pour Goldman et pour d'autres, c'est le fait de faire dépendre la connaissance d'un agent qui serait une personne isolée. On peut prendre l'exemple de Descartes. Descartes fait l'expérience célèbre dans Les méditations métaphysiques ; il se retire à côté d'un poêle et il essaye de chercher la certitude dans ses croyances. Il va déboucher sur la croyance - le cogito - sur la seule croyance dont il ne peut pas douter, c'est effectivement qu'il pense. Donc cette attitude, le fait de pratiquer l'introspection, de chercher la certitude au fond de soi, on peut la remettre en cause. On peut à l'inverse penser que ce qui fait la certitude de nos croyances, c'est précisément le fait d'en discuter avec d'autres personnes et l'interaction est nécessaire à la connaissance. Donc à ce moment-là, on va déplacer de l'analyse philosophique ; on ne va plus demander aux croyants, aux agents épistémiques de justifier leur connaissance. On va essayer d'étudier les interactions par exemple que les individus ont entre eux. On va aussi étudier les groupes sociaux. On va étudier aussi les institutions. Donc il y a trois branches dans l'épistémologie sociale :
- une branche individuelle qui s'intéresse aux interactions sociales
- une branche qui s'intéresse aux groupes
- et une troisième branche qui s'intéresse aux entités sociales telles que les institutions ; on peut penser à l'école, à l'université. L'école, l'université fournissent des croyances, des connaissances ; on peut se demander si elles ont elles-mêmes des croyances, des connaissances ; c'est une question ouverte et c'est ça, l'épistémologie sociale.
[Benoît Gaultier]
Donc tu insistes sur le fait qu'on peut réorienter le travail philosophique en se concentrant sur la manière dont la connaissance est produite, en s'appuyant globalement sur une conception fiabiliste de la connaissance, mais tu considères aussi qu'en plus de cette tentative de repenser ou de reconcevoir la tâche de l'épistémologie et les définitions de la connaissance qu'il est possible de proposer, il y a aussi une visée pratique que l'épistémologie sociale cherche à promouvoir et qui me semble être le fait de promouvoir la vérité au sein de certains types de pratiques entre les individus au sein de groupes sociaux ou au sein d'institutions. Est-ce que tu peux nous en dire plus à propos de cette visée pratique, de ce but de promotion de la vérité que l'épistémologie sociale se propose aussi de poursuivre et d'aider à satisfaire ?
[Pierre Willaime]
Effectivement le second but de l'épistémologie sociale est un but pratique. Contrairement à pas mal d'autres approches en philosophie, l'épistémologie sociale se veut utile dans la vie de tous les jours. Alors qu'est-ce que cela veut dire d'être utile dans la vie de tous les jours pour l'épistémologie sociale ? Cela veut principalement dire être capable d'évaluer les pratiques sociales au sein de groupes, au sein d'institutions ou dans l'interaction entre les individus, et d'identifier des pratiques sociales qui sont à privilégier pour l'atteinte de la vérité, la quête de la connaissance. Donc Goldman va utiliser la théorie du fiabilisme dont on a parlé tout à l‘heure, pour identifier ces pratiques. Donc il va essayer d'évaluer chaque pratique par le résultat qu'elle pourra avoir. Prenons une certaine manière d'organiser des groupes sociaux ; on peut avoir différentes manières, une manière hiérarchique, une manière participative, une manière collectiviste et ces différentes pratiques vont déboucher sur différentes croyances pour les membres du groupe. Donc ces croyances peuvent atteindre la vérité ou non et se transformer en connaissances ou non. Donc c'est par l'étude des différentes pratiques que l'épistémologie sociale peut en recommander l'une plutôt que l'autre. Donc pour chaque champ de la vie sociale, que ce soit la justice, le droit, etc. l'épistémologie sociale va analyser certaines pratiques et va plutôt encourager l'une plutôt que l'autre pour des raisons épistémiques.