Compréhension et modélisation

[Olivier Ouzilou]

Donc, dans ton travail de thèse - tu as un doctorat-, tu as donc étudié, analysé la distinction entre expliquer et comprendre à l'égard des modèles...

[Julie Jebeile]

Oui tout à fait. En fait ce qui m'intéressait, c'était de regarder sous quelles conditions un modèle produisait de l'explication et de la compréhension chez l'utilisateur de ce modèle. Et quand je parle de modèles, je parle de modèles exclusivement mathématiques mais utilisés dans le cadre des sciences empiriques qui sont donc utilisés pour faire de la prédiction et éventuellement de l'explication. Ce que j'ai défini comme requisit à la compréhension par la modélisation, c'est précisément la condition d'adéquation empirique, dont on vient un peu de parler précédemment...

[Olivier Ouzilou]

...Tout à fait!

[Julie Jebeile]

... quand tu as invoqué Webber, et aussi une condition d'intelligibilité. C'est-à-dire que, pour que le scientifique soit capable de comprendre le phénomène qui est représenté par le modèle, le modèle doit non seulement être suffisamment adéquat d'un point de vue empirique, c'est-à-dire qu'il doit produire des résultats qui collent aux faits de façon satisfaisante mais en plus il faut que le modèle soit intelligible.

[Olivier Ouzilou]

C'est-à-dire ?

[Julie Jebeile]

C'est-à-dire qu'il doit permettre à l'agent d'extraire les éléments explicatifs pour pouvoir ensuite répondre à des questions de type pourquoi, les white questions.

[Olivier Ouzilou]

D'accord.

[Julie Jebeile]

Donc il y a ce double réquisit pour obtenir de la compréhension par la modélisation ; c'est ce que je propose du moins dans ma thèse.

[Olivier Ouzilou]

D'accord. Donc il y aurait plus dans la compréhension par modélisation que dans la simple explication par modélisation ?

[Julie Jebeile]

C'est ça. En fait dans ce travail, je réduis finalement l'explication à la simple proposition qui consisterait à dire : il s'est passé ceci parce que... blablabla. Ça, ce serait l'explication. Et la compréhension, ce serait une activité intellectuelle qui consisterait à produire des explications, donc des réponses à des questions de type pourquoi, et qui mobiliserait donc chez l'agent cette faculté de produire des explications.

[Julie Jebeile]

Mais alors est-ce que les deux requisits, à savoir celui de l'adéquation empirique et d'intelligibilité sont toujours satisfaits ?

[Olivier Ouzilou]

Ils ne sont pas toujours satisfaits.

On peut avoir des modèles qui sont satisfaisants d'un point de vue de l'adéquation empirique, au sens encore une fois où les résultats de ce modèle collent aux faits, c'est-à-dire qu'on a bien une adéquation entre les données empiriques et les résultats de ce modèle ; et on peut se retrouver à avoir des modèles qui sont adéquats empiriquement mais qui ne sont pas intelligibles, c'est-à-dire qu'ils restent trop complexes pour que l'agent puisse effectivement extraire d'eux des éléments explicatifs qui sont susceptibles d'être mobilisés dans leurs réponses à des questions de type pourquoi. Dans ces cas-là, on peut dire que les modèles sont prédictifs mais ne sont pas explicatifs. En revanche, il y a dans certaines disciplines pour pouvoir étudier des phénomènes particulièrement complexes, un besoin accru néanmoins de trouver de la compréhension, de pouvoir produire des explications. Je pense à la mécanique des fluides, au climat, à l'astrophysique, où on a des modèles complexes d'un point de vue mathématique en particulier, et à partir desquels il est difficile en fait pour le scientifique de comprendre les phénomènes qui sont effectivement représentés et modélisés. Dans ce cas-là, dans le travail en tout cas que j'ai réalisé, il me semble que le scientifique a un recours, qui est d'utiliser des représentations visuelles afin de présenter les résultats de ces modèles. Généralement ce sont des résultats de simulation numérique et donc j'inclus dans représentations visuelles, les graphes, les images, les films aussi. En astrophysique, il y a des films de collisions de galaxies ; en mécanique des fluides, il y a des films de trajectoires de fluides avec leurs turbulences, l'apparition de vortex, et à partir de ces représentations visuelles, il semble que le scientifique soit capable d'extraire des explications du phénomène qu'il est en train de visualiser via ces représentations-là.

[Olivier Ouzilou]

Dans ce cas-là, on aurait une compréhension qui ne serait pas véhiculée par le langage

[Julie Jebeile]

Oui on aurait une compréhension qui ne serait pas le produit d'une proposition, en tout cas sous sa forme linguistique, mais une compréhension qui serait suscitée, produite par nous par la manipulation, l'exploitation d'un support qui ne serait pas purement linguistique mais qui serait iconique par exemple. Alors on peut se demander : est-ce qu'une image, un film, un graphe, à eux seuls sont capables effectivement de véhiculer de la compréhension ? Est-ce que dans ce cas-là, on a une compréhension d'un autre genre, qu'on n'aurait pas étudiée auparavant ?

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