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Je suis Laurent Rollet, je suis enseignant chercheur à l'Université de Lorraine et je travaille au sein d'un laboratoire, le laboratoire d'Histoire des Sciences et de Philosophie, Archives Henri Poincaré et c'est de mes travaux Henri Poincaré dont je veux parler aujourd'hui à travers la correspondance administrative du mathématicien Henri Poincaré qui est né en 1854 et mort en 1912.

Henri Poincaré est probablement un des plus grands mathématiciens de son temps et pour vous présenter ses travaux, ce n'est pas l'essentiel de mon intervention.

Donc les contributions scientifiques de Poincaré dans les sciences mathématiques sont très importantes, il y a bien sûr les fonctions fuchsiennes qu'il découvre très jeune, la topologie, la mécanique céleste avec la résolution d'une partie des trois corps, une contribution importante à la théorie de la relativité restreinte et dans le champ de la philosophie le conventionnalisme géométrique, qui est encore une question très débattue aujourd'hui.

Cette activité scientifique s'est déployée bien sûr d'un point de vue académique à travers de nombreuses sociétés de savants auxquelles il a été attaché très jeune.

Il rentre à l'Académie des Sciences en 1887, il a 33 ans et au cours de sa carrière, il sera membre de plusieurs dizaines d'Académies dont le bureau des longitudes, la Royal Society et même l'Académie française en 1908,

Poincaré c'est aussi une carrière universitaire classique mais riche, Poincaré commence ses études en tant qu'élève à Polytechnique, il a une formation d'ingénieur, deux années à l'école polytechnique, trois ans à l'école des Mines de Paris et ensuite plutôt que d'exercer la fonction d'ingénieur, il se tourne vers l'enseignement et la recherche ; il occupera plusieurs chaires d'université à la Sorbonne, il sera également professeur à l’École Polytechnique et par ailleurs très impliqué dans les débats pédagogiques de son temps, notamment sur l'enseignement des sciences.

Mon travail autour de Poincaré concerne l'édition d'une partie de la correspondance de cet auteur. Plusieurs de mes collègues ont déjà travaillé et travaillent encore sur l'édition de cette correspondance. Il s'agit de la correspondance scientifique, il y a bien sûr une partie de la correspondance qui a été publiée : la correspondance entre Poincaré et Mittag-Lesser, un suédois, une longue correspondance entre les 2, un deuxième volume a été publié, c'est la correspondance entre Poincaré et les physiciens chimistes et ingénieurs, ça date de 2007, un volume est actuellement en préparation qui concerne la correspondance entre Henri Poincaré et les astronomes et les géodésiens, un autre volume, un peu plus lointain va concerner la correspondance mathématique de Poincaré et le volume dont je m'occupe, encore un peu plus lointain, est celui de la correspondance administrative et privée et ça va être le sujet de mon intervention.

Cette correspondance administrative et privée c'est un corpus tout à fait particulier par rapport aux 4 autres que j'ai énoncés. C'est un corpus hétérogène constitué par défaut. Ça veut dire que c'est un corpus où il n'est pas question directement de mathématiques, d'astronomie, de physique... de questions scientifiques.

C'est un corpus dédié à la vie privée de Poincaré et à ses activités non scientifiques : çà renvoie à ses activités d'administrateur de la recherche, de fonctionnaire, d'universitaire, d'ingénieur, de chercheur engagé dans l'affaire Dreyfus, puis différents autres thèmes.

Alors on aurait peut être pu mélanger toute la correspondance en un classement chronologique, classique, mais je vais vous montrer que pour ce corpus particulier, ce choix ne s'impose pas et l'on est obligé de trouver des modes d'ordonnancement qui sont un peu différents.

Le contenu de cette correspondance privée. Voici quelques thèmes qui traversent les lettres que je traite depuis plusieurs années :

les années de formation, le mariage, l'entrée en philosophie, l'affaire Dreyfus, la carrière d'ingénieur, la carrière d'universitaire, l'entrée à l'Académie française, les activités de publications diverses et puis d'autres thèmes.

Ce corpus permet de déterminer ce que fait Poincaré en dehors, ou à la marge, de son activité scientifique ; En le parcourant on a des informations sur sa vie personnelle, ses relations familiales et amicales, ses engagements sociaux et politiques, ses loisirs, ses réseaux sociaux plus ou moins intimes, sa psychologie, ses ambitions, son ego, des choses qui concernent finalement un Poincaré plus intime et moins officiel de ce qui peut transparaître à travers une correspondance scientifique où ce sont des questions techniques qui sont souvent abordées,

Cette correspondance ça représente 707 lettres au moment où je vous parle et 166 correspondants. Vous avez là une liste non exhaustive de ces correspondants. Si vous la parcourez, même en diagonale, vous verrez qu'il y a des auteurs connus, d'autres totalement inconnus, certains très connus à l'époque mais certainement pas connus de nous aujourd'hui. Cette liste, c'est important aussi de constater, pour la plupart de ces correspondants on a un échange, une ou deux lettres, mis à part ceux qui apparaissent à la fin de la liste : Xavier LEON ou Louis OLIVIER ou Aline BOUTROUX, Saint ARROMAN où l'on a entre dix et vingt lettres maximum. Par contre au sein de ce corpus, il y a un correspondant qui se détache, c'est la mère de Poincaré, que j'ai mis en rouge, qui va échanger beaucoup avec son fils, durant les années où Poincaré quitte Nancy pour aller faire ses études à Paris, à l’École Polytechnique, puis à l’École des Mines,

Alors le corpus que j'étudie représente 39 années de correspondance. Sur ce graphique vous voyez le nombre de lettres échangées ou reçues, classées par années. Vous voyez que certaines années, il n'y a pas grand-chose par exemple en 1890, mais surtout ce qui est notable c'est que près de la moitié des lettres se concentre sur la période 1873-1878 (années de formation de Poincaré), ce qui apparaît en rouge. Alors on peut détailler un petit peu cette partie du graphique. Donc ce corpus de 700 lettres on peut le regarder numériquement. Si on fait la part entre les lettres envoyées et les lettres reçues, ce que l'on appelle la correspondance active et la correspondance passive, ce qui apparaît en vert et en bleu sur le graphique, on a 515 lettres envoyées par Poincaré et 192 lettres reçues de divers correspondants et ce qui est surprenant, ce qui apparaît en rouge, on a 311 lettres de Poincaré envoyées à sa mère Eugénie pendant la période 1873 – 1878 et surtout ce qui créé une asymétrie forcément gênante pour l'éditeur de ces correspondances, on a zéro lettre d'Eugénie Poincaré à son fils sur cette période.

Bien sûr la question, c'est de déterminer comment éditer cette correspondance, on a un bloc très homogène, très concentré sur quelques années et puis tout un ensemble de lettres qui sont réparties sur près de 40 ans.

Alors comment éditer cette correspondance ?

La première étape c'est celle de la constitution du corpus. Je ne vais pas trop la détailler celle-ci, je vais plutôt m'intéresser à l'étape 2, je donne simplement quelques éléments d'informations sur cette première étape.

Constituer le corpus ça revient à rassembler les lettres, retrouver les lettres manquantes, rechercher des lettres inédites, on sait où retrouver des lettres : toute son activité de fonctionnaire, d'universitaire a laissé des traces, dans les ministères. On retrouve beaucoup de lettres aux Archives Nationales, aux Archives des ministères de l'enseignement public.

Rechercher des lettres c'est aussi retrouver les parties correspondantes manquantes, on aimerait bien, par exemple, retrouver les lettres de la mère de Poincaré, lorsqu'on a la trace d' un échange entre Poincaré et un correspondant quelconque, on essaie de retrouver la partie qui manque ; ça n'est pas toujours facile et dans bien des cas on y arrive pas.

Une autre étape de la constitution du corpus, c'est d'identifier les correspondants ; lorsqu'on a une signature qui est illisible, on sait que cette lettre est adressée à Poincaré mais pas qui l'envoie ; on a encore certaines personnes classées en anonyme.

Et puis la constitution du corpus, ça revient à traiter informatiquement le corpus, à le numériser, il faut l'indexer dans des bases de données et tout ce travail de constitution représente des années de travail de recherche .

La deuxième étape est celle de l'édition du corpus, c'est ce qui va m'intéresser aujourd'hui. Si on se situe dans un ordre presque chronologique, ça revient à mener à bien trois grandes actions, la première, c'est celle de la transcription, partir de la donnée brute, la lettre, arriver à la déchiffrer, la transcrire, rétablir le texte ; la deuxième étape, qui intervient en même temps que la transcription, c'est celle de la datation, reconstituer une chronologie ; la troisième étape, c'est celle de l'identification des acteurs, je passe sur l'identification des correspondants, identifier les acteurs, c'est identifier les personnes citées dans cette correspondance. Et puis il y a une quatrième étape que j'ai mise entre parenthèse, c'est celle du commentaire des lettres, c'est-à-dire comment est-ce qu'on construit l'objet final, à savoir le livre et quels sont les choix qu'on peut et qu'on doit faire au regard du corpus, tel qu'il est constitué et cette partie du corpus est liée à la capacité à retrouver des lettres, à les organiser ; il y a beaucoup d'aléatoires dans tout cela.

Je vous propose d'entrer dans la cuisine de l'étape 2 de l'édition du corpus et plutôt de me concentrer sur l'ensemble de ce corpus de 700 lettres, je vais me focaliser sur un corpus qui est homogène : celui de la correspondance de Poincaré avec sa mère, dans les années 1873-1878. Là, vous avez une lettre assez représentative de ce corpus. Si on la détaille un petit peu, vous avez en haut à gauche le logo de l’École Polytechnique et ça correspond aux 2 années 73-75, où Poincaré est élève à l’École Polytechnique. Ce que vous avez également sur cette lettre, c'est une indication temporelle, à savoir mardi ; là c'est ce qui va poser des tas de problèmes en terme de datations, la plupart des lettres ne sont pas datées. Autrement, le début de la lettre donne quelques éléments de ce corpus ; ça commence la plupart du temps par « Ma bonne Maman », un rapport très empathique, très affectif de Poincaré avec sa mère et par ailleurs vous allez avoir dans ce genre de lettre des indications sur ce que fait Poincaré lorsqu'il n'est pas à l’École Polytechnique, à l’École des Mines et puis aussi pas mal de détails sur la vie quotidienne des étudiants dans cette école. Alors Poincaré écrit généralement, c'est très variable, environ une fois à deux fois par semaine à sa mère, souvent les jeudi parce que la sortie c'est le mercredi ou le dimanche et donc on a la constitution d'un corpus presque homogène qui appelle à une étude particulière et des méthodes particulières, c'est celle que je vais vous détailler après la première étape la transcription.

Première étape : transcrire, voyez que j'ai mis des verbes d'actions qui correspondent aux activités que ce travail recoupe : déchiffrer, comprendre, interpréter, dater ... une partie qui concerne la datation mais on ne peut difficilement transcrire sans avoir une idée au moins grossière de la chronologie.

Alors je vous propose quelques exercices, il s'agit de partir du matériau brut, des lettres pour en assurer la transcription, c'est-à-dire les textes.

Alors il faut déchiffrer l'écriture de Poincaré, je vous propose un exercice : piste verte.

Voici une lettre, c'est la première qu'il envoie à sa mère en 73, elle ne présente pas de difficulté particulière. Poincaré a une écriture un peu hachée, pas très élégante. Voilà la transcription, ça commence comme ça : « je suis entré hier à l'école et je n'ai pas encore eu une minute de repos, à cause de toutes les nouvelles corvées qui incombent à ma nouvelle dignité de major. Heureusement je pense que cela n'est que le premier jour que cela durera comme cela. J'ai couché hier soir à l’École et je crois que je pourrai m'habituer à mon casers,

Maintenant je vous propose un exercice un peu plus difficile, c'est une autre lettre du corpus, c'est plus ardu, je vous laisse trois secondes pour la déchiffrer,

Voilà ce qui est écrit « chemin de fer entre Caen et Bayeux Jeudi 7 h 1/2 du matin.

De Auberville à Houlgate à pied sur les galets. Je connais la route. Beaucoup de gryphées.A Houlgate nous arrivons à 6 h avec une avance d'1 h sur le reste de la bande mais en traînant un poids mort considérable. Rien de particulier en route ...

Poincaré décrit une sortie géologique qu'il fait avec d'autres étudiants de l’École des Mines, ça date de mai 1876. Déchiffrer l'écriture de Poincaré, c'est ça. Transcrire ça revient aussi dans le cadre de la correspondance familiale à déchiffrer l'allemand l'anglais. Alors même exercice : piste verte, piste noire.

La piste verte, voilà une lettre où l'on arrive à peu près à lire ce qui est écrit, sauf qu'il s'agit de l'anglais de Poincaré, qui est un apprenant de l'anglais en 1873-1874 alors je vous donne la transcription, ça vous donne une idée du niveau de l'anglais de Poincaré à cette époque, en fait Poincaré, dans ce passage là, parle d'une jeune fille de Nancy qui s'appelle Miss Courtet qui faisait tourner la tête de bien des étudiants de l’École des Mines et ses premiers émois sentimentaux mais elle avait les jambes trop courtes.

Piste noire : c'est lorsque Poincaré écrit en Allemand, c'est un paragraphe après ce que vous venez de lire en Anglais. Alors là, je vous souhaite bien du courage, cette lettre est à peu près illisible, pour une raison toute simple, c'est que Poincaré, a commencé à apprendre l'allemand dans les années 70 en lisant les journaux allemands, puisque la famille hébergeait un officier allemand contre son gré bien sûr, et bien cette lettre est rédigée en allemand gothique. Lorsqu'on demande à des germanistes aujourd'hui à déchiffrer cette lettre, ils ont eux mêmes des problèmes pour le faire. Donc il faut trouver la personne qui est capable de le faire et ça donne cette transcription là. Sachez que l'allemand de Poincaré est guère plus correct que son anglais d'ailleurs et que le contenu de ce qu'il raconte ici est plutôt de l'ordre de la blague que de choses sérieuses. Donc voilà, transcrire, çà revient aussi à faire cela.

Transcrire ça revient aussi à rentrer dans l'univers mental de Poincaré et à essayer de comprendre son humour. Dans cet extrait de lettre, Poincaré s'amuse à envoyer des rébus, de devinettes à sa mère et à sa sœur. Dans une partie de la lettre à sa mère, il y a souvent quelques passages qui sont destinés à sa sœur. Ce genre d'exercice est tout à fait symbolique de l'univers social dans lequel Poincaré évolue, c'est la bourgeoisie intellectuelle et il est courant de faire des jeux de lettres dans les activités familiales et Poincaré se prête parfaitement bien à cet exercice.

Comprendre l'humour de Poincaré, c'est aussi ses styles d'écriture et ses rapports à l'écriture. Poincaré aime manifestement beaucoup écrire et maîtrise assez bien différentes formes d'écriture. C'est propre à la formation qu'il reçoit dans ces années 1860-1870 ; donc on a dans cette correspondance, des poèmes comme celui-ci où il est question de Raymond Poincaré, Président de la République ; ça commence comme ça :

« demain Raymond après avoir boustifaillé,

quand animés par le champagne,

les convives joyeux auront bien criaillé,

comme la gauche ou la montagne...

Donc dans cette correspondance on trouve ce genre de textes, on trouve des pièces de théâtre, Poincaré met en scène sa famille, on va trouver des blagues ; on va trouver des descriptions plus sérieuses de ses camarades, et parfois des descriptions un peu critiques vraiment acerbes de certaines personnes qu'il peut rencontrer.

Un autre aspect de la transcription, une autre difficulté, c'est celle du langage et du registre de langage de Poincaré. Donc toutes ses lettres familiales portent sur les années d'étude et donc Poincaré est passé par les classes préparatoires à Nancy et ensuite il a intégré l’École Polytechnique en novembre 1873 et en fait comme la plupart des élèves de Polytechnique il intègre les codes qui sont propres à cette École, il y a des traditions qui sont très anciennes à cette époque et donc certaines lettres sont truffées littéralement d'argot, pas un argot courant, c'est l'argot de Polytechnique.

Là j'ai pris un extrait d'une lettre toute simple, on a quelques termes qui apparaissent, ça n'est pas les plus difficiles à déchiffrer, il est question des fumistes, ce sont les civils par opposition aux juristes qui portent l'uniforme, il parle du temps de pioche qui fait référence aux examens qui approchent en février 74 et puis il dit qu'il a 60 amphis à chiade, c'est-à-dire 60 leçons d'un professeur à travailler.

Face çà ce genre de lettres, il y en a qui sont bien plus compliquées que celles-ci, il est nécessaire de construire un dictionnaire. Dans l'ouvrage qui sortira un jour, il y aura un index qui permettra de trouver une définition de certains termes que Poincaré utilisent, qui sont indéchiffrables et incompréhensibles si on a pas la traduction. L'utilisation du verbe « flamber » la référence au « fourrier », les « frégates », quand il parle des « Bleaux » ça donne une idée du point de vue lexical dans lequel Poincaré rédige une partie de ses lettres.

Alors il y a des outils de travail, l'outil incontournable c'est « l'argot de l'x », publié en 1894, qui permet de décoder pas mal de ses lettres de manière plus précise.

Un autre outil de travail c'est tout un ensemble de dictionnaires historiques. Sur le web on a maintenant des ressources intéressantes c'est le dictionnaire Le Trésor de la Langue Française Informatisé qui permet de débloquer des situations lorsqu'on a des usages de termes qui sont datés, anciens et qui posent problème, par exemple Poincaré désigne un bûcheron et utilise le terme de bouquinion, déjà à son époque c'est daté, on utilise beaucoup les dictionnaires d'argot.

La deuxième étape, c'est la datation. Quand on transcrit on est bien obligé d'organiser ça de manière chronologique, mais la datation c'est l'activité en soi, pour ce corpus là, pour l'autre partie corpus, le reste des lettres ça posera beaucoup moins de problème, mais pour celui-ci c'est une véritable difficulté.

Dater ça veut dire : classer, ordonner, organiser comprendre et parfois déchiffrer à nouveau, puisque l'indication de chronologie, les indications de dates, permettent souvent de mieux comprendre le corpus et de se débloquer sur les passages qui restent parfois illisibles.

C'est un problème redoutable. Sur 311 lettres envoyées à sa mère, seules quelques-unes comportent une date complète, sur les premières, en fait puis au bout de quelques jours, Poincaré considère que c'est plus vraiment important et donc on a pratiquement plus d'indications temporelles. Peut-être que sa mère datait ses lettres mais comme on ne les a pas, on se retrouve avec des blancs qu'il faut reconstruire.

Dans certains cas, il est fait mention du jour de la semaine (par exemple « dimanche matin » , ou alors « mercredi ». la plupart du temps on a aucune information temporelle directe mais beaucoup d'indices. Comme vous pouvez l'imaginer, le travail de classement chronologique représente une tâche de grande ampleur.

Comment peut on faire ? On peut rechercher des événements liés à l'actualité, ça revient à éclairer le contexte de la lettre, c'est le travail de l'éditeur qui peut expliciter dans quel contexte cette lettre est écrite et de rendre compte d'un moment particulier où Poincaré aborde des questions d'actualité. Là je vous ai mis une lettre qui date du 11 décembre 1873, pourquoi est-ce que je sais que c'est cette date là parce qu'il est question de la dépêche de la condamnation de Bazaine, ce général qui avait ouvert les portes de Metz durant la guerre de 70 précipitant une bonne partie de la fin de la guerre.

Ça n'est pas difficile de chercher dans l'actualité de l'époque et de l'histoire pour dater précisément cette dépêche et donc cette lettre ne pose aucun problème.

Comment faire autrement, il y a d'autres stratégies, on peut s'intéresser, par exemple, aux lieux.

Là, souligné en rouge, il est question d'une visite de Poincaré chez Laveur, ça ne parle peut-être pas aux lecteurs contemporains mais les historiens connaissent bien la pension Laveur, c'est un restaurant qui accueille beaucoup d'étudiants et qui est situé dans le quartier des universités. Le fait de savoir que Poincaré va chez Laveur, ça permet déjà de dater cette lettre en terme d'année. Les 2 premières années où Poincaré est à l'école Polytechnique, il est de toute façon interne, il n'a aucune possibilité d'aller dans cette pension sauf le dimanche, mais ça reste très, très rare. Cette référence est aussi importante parce qu'on va trouver la référence à la pension Laveur lorsque Poincaré est à l’École de Mines au moment où il loge par lui-même dans une chambre dans un hôtel. Donc les lieux sont importants, ça peut être des salons, des salons de peinture, des expositions et donc bien sûr, s'il mentionne des expositions au salon de peinture, on peut supposer que ça se passe plutôt en mai, date traditionnelle du salon de peinture cette année-là.

Comment faire pour dater ? On peut s'intéresser aux acteurs et vous voyez que Poincaré, juste après la mention de « Laveur » parle de camarades qu'il a retrouvé dans ce restaurant, il écrit «j'y ai retrouvé une popote reconstituée avec les Pinat, de Boissieu et Piaton » cette indication-là est intéressante pour dater puisque Poincaré raconte qu'il a retrouvé des camarades de chambrée, ceux qui étaient avec lui à l’École Polytechnique pendant 2 ans et donc il a reconstitué sa chambrée chez Laveur le temps d'un repas. Ça donne une indication assez précise, on n'est plus en 75 mais en 76.

Comment faire ? Là on peut regarder les références culturelles. Cette lettre-là est parfaite puisque Poincaré raconte qu'il est allé aux Français avec les camarades qu'il a retrouvés, les Français c'est le Théâtre de la Comédie Française et il raconte qu'il est allé voir plusieurs pièces : « la pluie et le beau temps, la cigale chez les fourmis, le luthier de Crémone, la joie fait peur » il donne des acteurs et si l'on fait une recherche des dates de ces œuvres là on arrive à la période à laquelle elles ont été créées. Au final avec quelques indications de ce type là on peut affiner la datation. Dans d'autres cas, c'est plus difficile et on a des lettres qui posent plus de problèmes exemple : dans cette lettre-là, on n'a pas la possibilité de retrouver des indications qui permettrait de la dater précisément mais on a quand même des éléments familiaux ou amicaux qui permettent de se raccrocher un petit peu.

Dans cette lettre Poincaré raconte qu'il est allé chez les Rinck, ami de sa famille, famille qui l'a parrainé, donc il raconte que cette famille est en train de coller des timbres et que le rôti est en train de brûler. Quand on n'a pas d'indications, la bonne stratégie est de rechercher si, dans d'autres lettres n'y a pas la référence à la collection de timbres et au rôti qui est en train de brûler. Dans ce cadre là on arrive à trouver ce genre de lien, et à partir d'une datation approximative des autres lettres où il est question de ces références, on peut y arriver.

Comment faire aussi ? On peut faire référence à des événements climatiques. On a des lettres où il est question d'événements météorologiques ; par exemple, celle-ci où il raconte que Monsieur OLLERIS était à quatre pattes, par jour de verglas alors cette lettre là nous donne une indication, on sait par le contexte qu'elle date de la période où il est à l’École Polytechnique parce qu'il parle des activités de la période pendant laquelle il était étudiant, on sait que c'est l'hiver, qu'il y a un épisode de verglas, ça permet de la situer dans une fenêtre temporelle très précise, celle de décembre 1874. Et par ailleurs, il se trouve que pour cette lettre là en particulier, on peut recouper ça avec d'autres sources, c'est le récit de ce même événement par la sœur de Poincaré, dans ses mémoires de jeunesse, édités par ailleurs.

Tous ces exercices renvoient à la question de la méthode pour dater ces lettres. Il faut partir de la transcription, lire toutes ces lettres et essayer de les classer en adoptant la méthode suivante : j'ai réalisé une base de données sur Access et on a commencé à classer ces lettres par années pour la période 1873-1878 ; c'est relativement facile. Les lettres écrites par Poincaré lorsqu'il est à l’École Polytechnique sont faciles à identifier, les lettres à l’École des Mines aussi, parce que les 2 dernières années, il est obligé de faire des voyages d'études en Suède, en Norvège et en Autriche, ça ne pose aucun problème de les resituer dans ces années.

Ensuite on a essayé de les classer par saisons ; c'est relativement facile en s'aidant de différents indices (par exemple à des dates d'examens à l'Ecole Polytechnique ou à l'Ecole des Mines, aux références météorologiques) , classer les lettres par rapport à des dates de vacances, à des dates de retour chez ses parents.

On a essayé de classer ses lettres par mois ; c'est très facile pour certaines : période d'examens, mais c'est très difficile pour un certain nombre d'entre elles ; la fourchette temporelle devient plus évanescente pour certaines lettres.

Et puis bien sûr, l'idéal serait d'arriver au classement des lettres par jour (succession des lettres dans le mois) c'est très difficile. On a essayé une stratégie « avant/après » et en essayant , non plus de travailler avec la base de données, mais avec des feuilles de papier et donc avec des classeurs. Bien sûr c'est un travail long, ça représente plus d'un mois de travail et c'est absolument nécessaire pour la raison que je vais évoquer maintenant.

Les enjeux de la datation sont multiples et il faut essayer de faire la part entre l'idéal de la datation et ce que l'on peut avoir véritablement à partir des matériaux sur lesquels on travaille.

Idéalement ce que l'on veut c'est :

- Reconstruire une chronologie

- S'approcher au plus près des échanges réels.

Le principe de réalité, en fait on n'est pas dans cette situation et on n'y sera probablement jamais dans cette partie du corpus. Poincaré n'a gardé aucune lettre de sa mère, donc aucun espoir de retrouver des dates plus précises et le côté asymétrique de cette correspondance, fait qu'on a de nombreuses lacunes temporelles.

Donc : le minimum syndical auquel on classera, c'est d'élaborer un récit cohérent en s'assurant que chaque épisode de cette correspondance privée ne produise pas d'effet d'étrangeté lorsqu'on le lit en continu ; voir si en prenant des lettres qui se suivent, s' il y a cohérence ou pas ; dans certains cas il y a des discontinuités inévitables. Ce minimum syndical aboutit à un ordre fictif, hypothétique qui me semble à peu près stable en raison de sa cohérence lorsqu'on le parcourt dans sa forme continue.

C'est bien sûr un puzzle temporel dans lequel il manque de nombreuses pièces.

Troisième étape : l'identification des acteurs

Identifier les acteurs ça revient à faire un travail de biographie de masse, et des centaines ou même des milliers de noms à identifier dans cette correspondance. Bien sûr dans ces correspondances il y a des noms de personnes connues, ou inconnues ou qui ont été oubliées.

Quelle stratégie pour identifier les acteurs. Sur ce graphique vous avez les personnes les plus citées dans les lettres de Poincaré à sa mère, des indications numériques sur le nombre de lettres dans lesquelles les personnes apparaissent, par exemple vous voyez que le nom de Raymond Poincaré apparaît dans 10 lettres, la famille Rinck apparaît dans 159 lettres. On peut essayer de classer ces références, Si l'on regarde la qualité de ces personnes, on constate qu'il y a tout un ensemble de personnes qui font partie de la famille et des amis de Poincaré, il y a Raymond Poincaré, Albert Gilles, son oncle Antoni Poincaré qui est le père de Raymond, Aline Boutroux, sa sœur et puis des familles comme Vallette, Olleris. On voit aussi apparaître des camarades de promotion, élèves de l'X, de Polytechnique, de l’École des Mines. On a aussi 29 occurrences d'un professeur de l’École Polytechnique, ça éveille une première remarque, c'est que dans ses correspondances privées, il est assez peu question des professeurs de l’École Polytechnique. Ils apparaissent, mais ce ne sont pas eux qui apparaissent en priorité, ça renvoie à toute un sphère sociale qu'il faut reconstituer qui plus difficile à attraper que celles qui seraient installées dans des chaires. Et puis on trouve, par exemple un certain Balthasar, dans 17 lettres, et pour lequel on a absolument aucune indication.

Je vous propose un petit exercice pratique, à partir d'une lettre concernant l'identification de ses acteurs . J'ai pris une lettre qui correspond aux années d'études de Poincaré, pour resituer la chronologie entre 73-75, il est à l’École Polytechnique et de 75-78 il fait ses études à l’École des Mines. On le voit ici en habits de polytechnicien et à cette époque il échange toutes ses lettres avec sa mère, on n'a aucune trace d'échange de Poincaré avec son père.

Voici la lettre avec l'entête de l’École Polytechnique, la référence temporelle. Je vous invite à regarder les noms propres qui apparaissent, j'ai daté cette lettre du 20 décembre 1873 et en rouge vous voyez apparaître tout un ensemble de personnes qui sont citées par Poincaré dans ses lettres et qu'on va retrouver, pour certains dans d'autres lettres et pour d'autres pratiquement jamais. On voit en rouge toutes les personnes qui interviennent dans les échanges épistolaires.

Tous ces noms qui apparaissent dans ces lettres renvoient à des réseaux sociaux qui sont diversifiés, il y a d'abord un réseau familial et amical : sa mère, les familles Rinck et Bideau, René Leclerc, un certain Roger, Octave, etc. ces noms il faut les identifier ; Leclerc c'est un cousin, Roger, un cousin également, Octave un camarade de promotion.

Ensuite on a un réseau étudiant, Poincaré cite les noms : Briot, Burger, Belleville, Barré, Millot, Ducros, Debray. Ces noms ne sont pas égaux, Briot c'est le nom d'un des professeurs de l’École Polytechnique, il y a un rapport hiérarchique, bien sûr de Poincaré et vis à vis de cet enseignant et peut être aussi une stratégie de l'amitié avec son fils. Toutes ces personnes ne viennent pas toutes du même endroit. Certaines de ces personnes citées, viennent de Nancy, Ils sont passés par la même classe préparatoire que Poincaré ; les autres ils les a rencontrés à l’École Polytechnique.

On a bien sûr un réseau scientifique dans cette lettre ; on a des enseignants qui ne sont pas tous de l’École Polytechnique : il est question de Charles Briot, Jean-Claude Bouquet, d'Emile Lemoine et dans cette lettre, il y a tout un épisode, à savoir qu'on n'a pas compris que Poincaré à l’École Normale rentre à Polytechnique (Poincaré avait réussi les 2 concours, il était classé 1er à l’École Polytechnique, 5ème à l’École Normale Supérieure ; par tradition familiale est rentré à Polytechnique parce que son oncle était allé à Polytechnique mais on a à cette époque là, Louis Pasteur qui prend contact avec Poincaré pour l' »enguirlander » de ne pas avoir choisi l’École Normale Supérieure. On a dans cette lettre une petite référence à ce débat.

On a aussi, dans cette lettre, des réseaux mixtes à la fois familial et polytechnicien. La référence Antonin Poincaré est tout à fait symptomatique de ça, c'est le père de Raymond, lui même polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussée et très ami avec certains professeurs notamment Lemoine. Dans la vie d'étudiant de Poincaré il y a aussi des stratégies pour devenir ami avec Lemoine qui n'a pas une très bonne réputation d'enseignant et en tirant partie de l'amitié de Lemoine avec son oncle.

Et puis dans cette lettre, il y a aussi des non-réseaux, mais qui sont des marqueurs socio- politiques ex . Bazaine, et vous avez un nom commun JODOT , c'est de l'argot de Polytechnique et ça renvoie à un nom propre qui est celui d'un professeur de dessin qui a marqué des étudiants de l'Ecole Polytechnique de l'époque. Voilà un nom propre qui est devenu un nom commun. Donc des réseaux socio tout à fait diversifiés.

Si l'on reprend ces noms les formulations ont leur importance et les prénoms aussi. Les Rinck ; M. Briot, Mme Briot, Briot ; Briot et M. Briot ne sont pas les mêmes ; M. Briot c'est le professeur ; Burger, Debray ce sont des camarades ; René Leclerc c'est un cousin mais Poincaré ne l'appelle pas René, par contre on a Roger ; donc ça traduit bien des relations plus ou moins bonnes avec ces personnes même si elles font partie de la famille. Donc il faut faire attention à ces articles et essayer de décoder ce qu'il y a derrière : des rapports de subordination dans certains cas, des rapports hiérarchiques, des rapports d'amitié plus ou moins forts ou simplement amicaux ou simplement des contacts.

Identifier les acteurs c'est important pour comprendre les lettres mais c'est aussi important pour identifier l'univers social dans lequel évolue Poincaré dans ses années d'études, ça revient à se poser plusieurs questions :

Quelles sont les personnes pour lesquelles il a de l'importance ?

Quelles sont les personnes qui comptent pour lui ?

Quelles sont ses stratégies, conscientes ou inconscients, explicites ou implicites, en matière de relations sociales ?

Dans quels espaces institutionnels évolue-t-il ?

Dans quelle hiérarchie sociale baigne-t-il ?

Dans les lettres il y a bien sûr des acteurs connus et inconnus.

On peut faire un partage entre la correspondance scientifique et la correspondance privée. Si l'on essaie d'identifier les acteurs dans les lettres, c'est pour reconstituer un univers social.

Si l'on prend la correspondance scientifique, il peut être question d'acteurs inconnus (des scientifiques, de second rang, des amateurs, des ingénieurs, etc.) l'identification n'est pas de tout repos, mais on peut y arriver car la plupart de ces acteurs ont publié quelque chose et ont laissé des traces.

Si l'on regarde la correspondance privée, la correspondance de jeunesse, on a des acteurs de premier plan : Raymond Poincaré, Emile Boutroux, Alfred Dreyfus et on a des acteurs inconnus comme Mme Vallet, Mme Rinck, Roger, etc. Ce sont des acteurs qui comptent pour Poincaré et pour qui Poincaré compte mais leur identification demande de très grosses recherches et dans certains cas, c'est voué à l'échec. Alors que fait-on lorsque dans une centaine de lettres on retrouve le mention Mme Vallet et qu'on se rend compte que Poincaré passe tous ses week-end chez cette dame, on peut trouver des pistes, fonder des hypothèses et dans certains cas, on n'est absolument pas sûr de ce qu'on peut fonder.

Alors l'enjeu majeur à terme, c'est la constitution d'un index des noms cités (une page) si on le parcourt on voit bien sûr de personnages célèbres et des personnes anonymes qui n'ont laissé que très peu de traces.

Comment est-ce qu'on peut faire pour identifier ces personnes ? Je vous donne le détail de la cuisine que je pratique :

Ma ressource biographique essentielle est constituée par les Archives nationales. Le premier réflexe que j'ai, c'est d'aller regarder du coté des dossiers de la Légion d'honneur, qui sont en ligne, chaque personne qui obtient la Légion d'honneur a un dossier biographique, plus ou moins développé, mais qui permet de débloquer des situations, un professeur de l’École Polytechnique, par exemple, a nécessairement la Légion d'honneur.

Il y a les dossiers de carrière des professeurs de l'instruction publique : fonds F17 des Archives Nationales.

Il y a les dossiers de carrière des ingénieurs des mines : c'est le fonds F/14 ; Ces fonds là sont essentiels pour identifier des acteurs qui seraient dans l'univers proche de Poincaré, c-à-d les polytechniciens qui vont avoir une carrière d'ingénieur.

Aux Archives Nationales, ça n'est pas consultable en ligne, il y a une base de données qui est la base Quidam qui permet de faire des recherches biographiques et ça permet de débloquer énormément de problèmes.

Toutes ces ressources ne sont pas situées localement, ça demande des déplacements à Paris sauf pour les dossiers de Légion d'honneur qui sont numérisés.

C'est des ressources intéressantes pour des acteurs un peu connus, ça fonctionne très bien avec les fonctionnaires, ça n'a peu d'utilité pour les « anonymes » voire pas du tout et ça n'a aucune utilité pour les femmes et donc à cette période là c'est quasi inutile de rechercher celles qui ont la Légion d'honneur, les femmes n'ont pas la légion d'honneur, la base Quidam des acteurs ne contient , à cette période, que des hommes principalement et donc on se retrouve bloquer avec Mme Vallet ou Mme Rinck, les femmes, à cette époque là, n'ont pas de profession.Au delà de cette ressource, il y a d'autres ressources archivistiques :

les Archives de la Défense à Vincennes : pour les militaires, une ressource qui j'utilise massivement, qui est en ligne, c'est les registres des élèves de l’École Polytechnique ; là on a les fiches matricules de tous les élèves de l’École Polytechnique depuis la création, ça permet d'identifier un semblant de parcours de carrière pour les ingénieurs ; leur date de vie et de mort, dans certains cas leurs origines sociales, pour les ingénieurs des Mines il y a les annales des Mines, puis autrement des ressources tout à fait classiques les archives municipales et départementales, les registres d'état civil qui sont en ligne.

Il y a d'autres ressources bibliographiques qui fonctionnent, on va les détailler.

Faire de la recherche bibliographique permet de débloquer des situations lorsqu'on fait de la recherche biographique.

Rechercher sur les catalogues du SUDOC, de la BNF, de GALLICA, rechercher dans les ressources de presses quotidiennes numérisées permet aussi de trouver pas mal d'informations, une autre ressource c'est GOOGLE BOOKS ; Il y a énormément de livres qui ont été numérisés par Google, notamment des livres anciens et dans certains cas, on trouve des informations tout à fait utiles. Amazon a une base de données assez importante qui contient énormément d'anciens ouvrages, Amazon recense aussi des bouquinistes et parfois ça permet de débloquer des situations.

Une autre ressource, c'est Internet Archive qui contient énormément d'ouvrages numérisés. Et puis lorsqu'il est question de populations tout à fait particulières, ce sont les mathématiciens, par exemple, il y a des bases de données en ligne qui permettent de faire des recherches bibliographiques qui vont ensuite donner des pistes biographiques. La base de données Jahrbuch, le répertoire bibliographique des sciences mathématiques et puis Numdam.

Enfin, il y a d'autres sources plus exotiques en fonction des acteurs cités, la liste n'est pas exhaustive, voici quelques exemples : ce sont les dictionnaires ; il en existe beaucoup : le dictionnaire des rabbins, le dictionnaire des parlementaires français, par exemple ; le dictionnaire de biographie française, le dictionnaire des recteurs, du CNAM , etc. Toutes ces ressources peuvent être utiles dans certains cas. Ensuite il y a les annuaires historiques. On publie beaucoup d'annuaires au 19° Siècle, l'annuaire de l'Instruction publique permet de savoir qui est en poste à tel endroit ; les annuaires départementaux, l'annuaire Vapereau, l'annuaire de la noblesse française, etc. Ensuite il y a la base de données en ligne, comme la base de la Comédie Française, la base des Archives du spectacle, la base des Anciens Élèves de St Cyr. Poincaré va beaucoup au théâtre, il est énormément acteur et les bases de données un peu spécialisées permettent d'identifier des personnes. La liste des agrégés français, les sites de généalogie sont en ligne. Sans les ressources numériques qui existent aujourd'hui, le travail serait bien plus difficile.

Alors bien sûr que cela pose quelques problèmes. Les sources sont nombreuses et elles sont hétérogènes. Il faut les contrôler, il faut les recouper. J'utilise beaucoup wikipédia mais j'essaie de ne pas m'en tenir uniquement à cette ressource là parce qu'il y a des erreurs, j'essaie toujours de revenir à la ressource principale.

L'enjeu majeur c'est de doser le temps de recherche en fonction de l'importance des acteurs. quand il y en a quelques centaines et si l'acteur n'apparaît qu'une fois dans une lettre, il vaut peut être mieux ne pas s'investir trop, mais il y a des exceptions, une simple occurrence mérite qu'on s'y intéresse.

Il y a de l'empirisme, les ressources numériques sont importantes ; avec beaucoup d'efforts on y arrive mais la question c'est le temps qu'on y passe.

4ème et dernière étape, c'est l'étape du commentaire

Donc éditer des lettres et éditer ces lettres en particulier.

Les enjeux sont multiples et à peu près évidents :

le premier enjeu c'est de rendre la lettre compréhensible au lecteur, savoir si la lettre est un objet en soi ou si elle ne prend de sens que dans un environnement qui est composé d'autres lettres. Il faut trouver l'équilibrage entre le commentaire d'une lettre et les renvois à d'autres lettres.

Un autre enjeu c'est d'identifier toutes les personnes citées ;

Le troisième enjeu c'est d'expliciter le contexte (politique, social, familial, etc ...) les événements auxquels il est fait référence, informations sur les réseaux, les modes de vie, les habitudes des acteurs.

Et puis le dernier enjeu ? c'est mettre en relation avec d'autres pièces du corpus, s'il y en a.

Ca pose bien sûr des problèmes de méthode :

- Il faut trouver le bon équilibre entre la transcription brute de la lettre et le commentaire,

- et puis il faut adapter la présentation des acteurs cités en fonction de leur importance dans le corpus.

Je vous propose un petit exercice voici une lettre telle qu'elle apparaît de manière terminée dans l'ouvrage que je prépare. C'est une version minimaliste d'un commentaire de lettre.

Donc on indique que Poincaré s'adresse à sa mère ; on a une date « mars 1874 », dans la mesure où les acteurs comme Mme Brice, Mme Valette ont déjà fait l'objet d'un commentaire dans des lettres antérieures, on considère que ça n'appelle pas de commentaire particulier.

La version maximaliste va vous donner cette lettre là, guère plus longue que la précédente, qui est la première de la correspondance familiale que je traite, où il y a 10 appels de notes, qui appellent des commentaires. Dans ces commentaires, il y a des précisions sur les circonstances temporelles (novembre 1873), il y a des notes qui portent sur le vocabulaire, dès qu'il entre à Polytechnique, Poincaré commence à utiliser le vocabulaire de l’École Polytechnique, il parle du « caser », pour casernement. On commence à voir des acteurs et ces acteurs il faut les identifier(notes 5, 6, 7 etc.) des notes biographiques qui permettent de savoir de qui il est question dans cette première lettre.

Si on revient à la version minimale, c'est ce qu'on voit apparaître lorsqu'on ouvre le futur ouvrage .. une lettre sans commentaire.

Si on va du côté du « back office » voilà ce que ça représente, lorsqu'on met sous word et qu'il s'agit d'indexer toute cette lettre. En gras, en haut vous voyez apparaître les outils d'indexation de champs qui renvoient à la construction thématique des lettres, vous avez derrière chaque noms propres une indexation pour la construction d'un index de noms propres. Toutes ces lettres , même les plus courtes sont indexées de telle sorte à ce que l'on ait la possibilité d'avoir des appareils critiques.

Ces appareils critiques les voici, à titre d'exemple, il va y avoir un index thématique (quand il est question d'un événement ou d'un lieu important), tout ce qui me paraît important fait l'objet d'une clé d'index particulière ex. l'Académie des Sciences, l'Académie de Stanislas pour Nancy, les événements politiques.

Il va y avoir un index des thèmes abordés dans la correspondance de Poincaré. Chaque lettre est indexée en fonction du thème principal qu'elle aborde ex. Les lettres autour de l'affaire Dreyfus.

Construire un appareil critique ça revient aussi à établir un index des œuvres citées dans la correspondance de Poincaré. Poincaré va beaucoup au théâtre, va beaucoup à l'opéra ; il est intéressant de savoir à quels spectacles il assistait ; j'ai donc construit un index spécifique de ses œuvres.

Pour l'élaboration d'un appareil critique, il faut bien sûr établir un classement des lettres par auteurs (2 lettres à Louis André, 1 lettre à Paul Appell).

On peut établir le même classement mais par années et là vous avez une sorte de chronologie de chaque lettre classée par années. Ca revient bien sûr à la question posée tout à l'heure, à savoir dater ces lettres pour les situer dans la chronologie.

Éditer la correspondance privée ou scientifique, ça oblige à faire des choix en terme d'organisation du volume. Le choix qui est le plus couramment fait pour la correspondance scientifique et celui qui a été fait pour la correspondance mathématique, c'est de classer toutes ces lettres par ordre alphabétique des correspondants.

Maintenant, en ce qui me concerne, c'est un classement que j'ai du mal à adopter, qui me paraît complètement inapproprié, j'ai organisé le volume d'une manière un peu hybride. Le corpus m'oblige à faire cela : j'ai tout un bloc très homogène jusqu'en 1878 et puis j'ai tout un bloc très éparse, étalé sur plusieurs mois mais qui sont homogènes du point de vue du contenu (les correspondances sur l'affaire Dreyfus qui dure quelques années, des correspondances très ponctuelles sur la candidature de Poincaré à l'Académie Française) ce bloc là je n'imaginais pas l'éclater en prenant un classement alphabétique autrement j'aurais un système de renvoi qui serait pléthorique. Pour toutes ces raisons j'ai adopté un classement hybride.

Pour la première partie : la correspondance familiale, j'ai adopté un classement chronologique, je n'ai qu'un seul correspondant : la mère de Poincaré, quelques lettres dont je n'ai pas parlées, celles de Poincaré à sa sœur. Là l'ordre chronologique se justifie bien, pour autant qu'on arrive à régler les problèmes de datation.

Le volume va être organisé dans une seconde partie et va correspondre à la correspondance administrative et privée de Poincaré, c'est tout le reste, une bonne partie du reste. Là, j'ai adopté un classement thématique par épisodes puis ensuite par ordre chronologique à l'intérieur de l'épisode. Par exemple pour l'affaire Dreyfus : j'ai organisé toutes les lettres de correspondance diverses et l'intervention de Poincaré dans cette affaire par ordre chronologique ; cette section va mélanger tous les correspondants divers et l'on n'est pas dans un classement alphabétique pur.

La troisième partie, c'est ce qui reste, c'est la partie Varia ; c'est tout un ensemble de lettres, pas très nombreuses, ce sont des correspondances éclatées avec des correspondants divers qui n'ont pas de thématique très nette, qui ne forment pas d'ensemble cohérent, ce sont des petits bouts de lettres qui portent sur des échanges très ponctuels. Pour cette troisième partie « divers »j'ai un classement alphabétique puis par ordre chronologique, bien sûr dans le lot j'ai quelques auteurs non identifiés qu'on va appeler « anonymes » faute de mieux, voilà de quelle manière ce volume sera édité quand il sera terminé.

Pour conclure la correspondance quelle soit scientifique ou privée, peut être plus lorsqu'elle est privée, c'est un espace d'interactions sociales. Ça veut dire qu'il y a des interactions avec des correspondants, avec des acteurs avec qui Poincaré entre en contact, les personnes qui entrent en contact avec lui, dans le lot il y a des fous, des spirites, des gens qui le considèrent plus comme une sorte d'oracle scientifique, des gens qui inventent des machines à mécanisme perpétuel ; ça donne une idée de la réputation de Poincaré, de la gloire qu'il a, auprès du grand public pas seulement auprès de la communauté scientifique. Ces interactions là sont importantes, mais bien sûr, il y a aussi des interactions avec d'autres personnes citées dans les lettres c'est ça qui fait partie de l'investissement biographique. A travers toutes les personnes que Poincaré cite, on a la capacité de voir les réseaux dans lesquels il évolue , de voir le périmètre de son action, de sa réputation et de son travail et on voit qu'il est bien plus large qu'on pouvait imaginer en regardant les lettres scientifiques qui vont être très centrées sur les contenus, ça élargit largement les perspectives biographiques sur la connaissance du personnage.

Ca suppose des mises en récit et des descriptions d'interactions sociales et d'échanges qui peuvent parfois être proches de l'oralité. Lorsque Poincaré écrit à sa mère, on a l'impression que sa mère est juste à côté de lui. Pour d'autres échanges, Poincaré va être plus en retrait et il faut arriver à prendre en compte cette oralité comme indice d'un facteur de proximité sociale.

Le grand intérêt de ce type de correspondance c'est de proposer une entrée biographique qui élargisse les perspectives d'analyse sur un des plus grands noms scientifiques de la fin du XIX et du début du XX ° siècle.

Poincaré était un savant universel, il s'intéressait à énormément de choses. Les légendes sont intéressantes mais essayer d'approcher au plus près de la réalité de la vie quotidienne mais aussi scientifique de cet acteur de premier plan, ça revient aussi à essayer d'attraper, par le biais des échanges épistolaires, qui ont encore une importance, à l'époque de Poincaré ; ce ne serait plus le cas aujourd'hui, faire le même travail avec des e-mails risquent de poser des problèmes éditoriels.

Il y a d'autres choses et de difficultés que je n'ai pas abordées ; je me suis intéressé qu'à un tout petit bout de cette correspondance. Il y a d'autres questions qui se posent dans d'autres parties de ce que je fais : la correspondance administrative, notamment la correspondance avec des ministres, avec des tutelles, des correspondances très officielles, parfois très répétitives où il faut arriver à identifier le ministre dont il est question, savoir dans quel contexte telle lettre pour une demande de subvention pour une bibliographie mathématique est écrite.

Les problèmes que j'ai abordés, se reproduisent de la même manière, à savoir : dater, décrire, transcrire, identifier les acteurs et les contacts.

Le dernier point sur lequel j'aimerais insister c'est celui de la correspondance , en l'occurrence privée, comme lieu de présentation de soi. Avec cette correspondance familiale d'un enfant avec sa mère, on est dans un registre de l'intime ; on a tous les marqueurs de l'intimité dans cet échange épistolaire, bien sûr, ce qui nous manque ce sont les lettres de la mère. On a que quelques indices sur la manière dont Eugénie Poincaré écrivait à son fils et on sent une très très forte empathie ; on peut avoir l'impression que Poincaré se livre pleinement dans les échanges qu'il peut avoir avec sa mère. En fait il faut se méfier de l'approche qu'on a eue, parce qu'une lettre, c'est une lettre de valorisation, de présentation de soi et bien sûr vérifier.

Dans certains cas, en voyant ce que Poincaré n'écrit pas, en s'intéressant, comme je l'ai fait au registre du langage et en essayant de faire un partage entre ce qui apparaît et en une sous couche du texte, un infra texte et dans ce cadre là les éléments qui permettent d'explorer de manière fine ce genre d'échanges et notamment pour recouper les sources.

Pour la période que j'étudie la sœur de Poincaré, qui a rédigé ses mémoires lorsqu'elle était un peu âgée, revient sur les épisodes qui sont écrits dans les lettres de Poincaré. Donc dans certains cas, ça vaut vraiment le coup de regarder ce qu'écrit Poincaré et ce qu'écrit Aline Boutroux sur cette même période et parfois sur les mêmes épisodes.

J'espère que cette intervention vous a intéressé, qu'elle vous a donné suffisamment d'informations sur quelques unes des méthodes qu'on peut utiliser pour éditer des documents. J'espère surtout que ça vous donnera un jour peut être l'idée de vous lancer dans la nature ; vous l'avez compris : c'est un travail de longue haleine ; ça prend beaucoup de temps mais c'est aussi un travail passionnant pour essayer d'entrer dans l'esprit d'une époque, à travers un acteur en l'occurrence un acteur important.

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