Étude de cas : une lettre entre Jean I Bernoulli et Willem ‘sGravesande du 22/10/1722
Étude de cas par Olivier Bruneau
Nous allons prendre l'exemple d'une lettre écrite par Jean I Bernoulli[1] à destination de Willem 'sGravesande[2] écrite à Bâle le 31 octobre 1722. Cette lettre participe à un échange épistolaire entre les deux savants dont on a encore une vingtaine de lettres. Elle a connu une vie publique car elle a été reproduite par Jean Nicolas Sébastien Allamand dans Œuvres philosophiques et mathématiques de Mr. G. J. ‘sGravesande [1774, p. xxxvi-xlv].
Dans cette lettre très longue, se trouvent les différentes catégories de Pomian. Le déclencheur de cette lettre est le remerciement pour l'envoi d'exemplaires de divers ouvrages de 'sGravesande à Jean Bernoulli. Par ailleurs, en donnant son avis sur certaines parties de ces ouvrages, Bernoulli s'implique dans la querelle qui existe entre les défenseurs de la pensée et de l'œuvre newtonienne et les protagonistes de Leibniz. En outre, il attaque parmi les newtoniens Colin Maclaurin qu'il accuse de plagiat.
Nous allons décrire un peu plus cette lettre sans pour autant entrer dans les détails des démonstrations que Bernoulli donne. Dans la première partie de cette lettre, Bernoulli accuse réception de trois ouvrages de ‘sGravesande. Le premier est Physices elementa mathematica, experimentis confirmata. Sive Introductio ad philosophiam Newtonianam, un traité de physique paru en 1720 et 1721 en latin et rapidement traduit en langue anglaise par Desaguliers. Le deuxième, Essai d'une nouvelle théorie sur le choc des corps paru dans le Journal Littéraire (tome XII) ainsi qu'en fascicule[3] en 1722, et le troisième, remarques sur la possibilité du mouvement perpétuel qui paraît aussi sous la forme d'un fascicule[4]. Passé les remerciements d'usage, Bernoulli attaque plusieurs points. L'essentiel porte sur le fait que dans le premier ouvrage, ‘sGravesande n'attribue pas les expériences sur lesquelles il s'appuie. Par exemple, Bernoulli regrette qu'une de ses expériences et une de Hauksbee soient décrites sans être citées et donc laisser le lecteur penser qu'elles sont de ‘sGravesande ou même de Newton :
« Je suis un de ceux qui estiment et admirent Mr. Newton autant qu'on le doit faire à cause de son rare merite, je ne Lui envie nullement les eloges qu'on Lui donne, car je Lui en ai donné moi meme en toute occasion; mais je n'approuve pas qu'on l'encense aux depens de tous les autres Mathematiciens et Philosophes, ni qu'on fonde ses louanges sur la ruine de la reputation de tant d'illustres hommes, qui ont si bien merité de la Philosophie et des Mathematiques. »
Par delà cette critique, c'est en fait tous les défenseurs de la science newtonienne qui sont visés. Même s'il use des précautions littéraires, Bernoulli considère ‘sGravesande comme un partisan de Newton à l'instar de :
« touts les Anglois, qui font de Mr. Newton leur Idole au mepris de tous les Etrangers des quels ils ne sçauroient souffrir qu'on parle honorablement. Je me mets dans le rang des Geometres fort mediocres et infiniment au dessous de Mr. Newton; non obstant ma mediocrité, je le dis sans me vanter, j'ai redressé Mr. Newton en bien des rencontres, où il s'etoit mepris, particulierement dans ses Princ. Phil. Nat. J'y ai resolu des problemes et des difficultés que lui meme selon son propre aveu ne pouvoit pas resoudre, temoins quelques lettres d'Angleterre que je puis produire, aussi n'en trouve-t-on rien dans son livre, où naturellement il en devoit traiter, avec quelle justice dites Vous donc, que l'on puise dans Mr. Newton ce à quoi personne autre ne sçauroit atteindre, comme si on ne sçavoit autre chose que ce qu'il a bien voulu nous communiquer. »
Le commentaire de Bernoulli sur le deuxième traité s'insère dans la polémique sur les forces vives (vis viva) qui opposent initialement les leibniziens et les cartésiens puis les newtoniens. Dans ce traité, ‘sGravesande annonce que « la force d'un corps est proportionnelle au produit de sa masse avec le carré de sa vitesse. » (prop. X, p. 28). Bernoulli s'en émeut :
« Avant toute chose je dois Vous dire, que j'ai eté bien edifié de voir que la verité commence peu à peu de lever la tete, j'espere qu'il ne se passera plus si longtems qu'elle ne triomphe entierement, non seulement de l'aveuglement, mais de la raillerie et de la fierté des envieux qui la haissent par cette seule raison qu'elle n'a pas pris naissance chez eux [les Anglais] »
Il donne aussi, dans cette lettre, une version plus détaillée de la démonstration de ‘sGravesande. Cet ouvrage de ce dernier est en quelque sorte le point de départ de la querelle entre les leibniziens et les newtoniens. En effet, l'Académie royale des Sciences de Paris propose pour son Prix de 1724 de répondre à la question : Quelle est la loi des chocs des corps parfaitement durs ? Bernoulli proposera une réponse dans l'esprit de ‘sGravesande, mais ce n'est pas celle-ci qui sera primée mais celle de Colin Maclaurin qui est un défenseur de Newton.
Concernant le texte sur le mouvement perpétuel, Bernoulli émet des doutes sur la machine de « Orfiré[5] » qui est, selon lui, contraire aux lois de la statique.
La deuxième partie de la lettre ne concerne plus les écrits de ‘sGravesande mais est une réaction vive envers Maclaurin. Ce dernier a envoyé à Bernoulli un exemplaire de sa Geometria Organica. Bernoulli ne le remercie pas directement, mais demande à ‘sGravesande de le faire pour lui. En effet, loin d'être convaincu par les méthodes de description des lignes courbes qui se trouvent dans les premières parties de cet ouvrage, Bernoulli s'attaque avec virulence sur ce qui est écrit dans la section portant la description des trajectoires de mouvement des corps soumis à des forces.
Il accuse Maclaurin de l'avoir plagié. Même s'il reconnaît que Maclaurin cite son article de 1707 qui paraît dans les Histoires de l'Académie royale des sciences de Paris, il considère que cette citation permet à passer sous silence un autre de ses articles (qui paraît dans les Acta Eruditorum de 1713) et de mettre en valeur les écrits de Newton.
Maclaurin est vu par Bernoulli comme l'archétype même du newtonien servile :
« D'ailleurs que pensés Vous M.r de l'encens inoui que M.r Laurin prodigue à M.r Neuton avec si grande profusion? selon lui c'est le seul M.r Neuton qui ait elevé les sciences à leur faîte de dignité et de splendeur; c'est lui seul qui a trouvé un nombre infini de veritéz tres obscures de la Philosophie naturelle nec cujusquam vestigiis insistens, nec a quoquam in posterum aequandus: selon M.r Laurin (car c'est le sens naturel de ses expressions) personne n'a rien contribué à l'avancement de la Geometrie et de la Philosophie naturelle; on en est redevable à M.r Neuton et au seul M.r Neuton. Il dit aussi quelque part, que les progrés de ce siecle dans la Geometrie sont si grands et si subites qu'ils feront l'etonnement des siecles à venir, à moins que chaque siecle n'ait son M.r Neuton, comme si l'unique M.r Neuton nous avoit donné tous ces progrés et qu'il fut le seul capable de les comprendre sans etonnement. Je Vous ai deja dit M.r que j'estime M.r Neuton et son rare merite, je l'estime dis je comme un des plus grands genies de notre siecle, mais je Vous avoue franchement que je plains sa foiblesse, il voit que les siens l'adorent, qu'ils l'encensent presque come un Dieu, qu'ils l'elevent au dessus du sort des mortels, il voit toutes ces louanges excessives qu'on lui donne avec des marques de dedain et de mepris pour tout le reste des Geometres et des Philosophes; il voit les basses flateries, il les goute, et bien plus il les aprouve, il les autorise publiquement; car je Vous prie la permission positive qu'il donne par son Imprimatur Is. Neuton, P. R. S., n'est ce pas autant qu'une aprobation publique de tout ce qu'il y a dans le livre de M.r Laurin, par consequent de cette pompeuse dedicace farcie de ce que l'ame la plus flateuse et la plus esclave peut inventer, pour s'acquerir les bonnes graces de son maitre ? »
Dans cet extrait, il ressort davantage la jalousie d'un homme envers les honneurs qui ne lui sont pas donnés. Par ailleurs, ce type de diatribes se retrouve dans de nombreuses autres lettres de Bernoulli. Le ressentiment envers Maclaurin sera amplifié à la suite du Prix de 1724 lorsque ce dernier le gagna et Bernoulli le perdra.
Dans la dernière partie de cette lettre, Bernoulli demande à ‘sGravesande s'il y a un poste de professeurs en Hollande pour son neveu Nicolas I Bernoulli, en particulier à Groningue. Ce soutien ne portera pas ces fruits.
Cette lettre est caractéristique d'une correspondance scientifique dans laquelle on peut trouver un mélange de traités scientifique, de commentaires sur la vie savante de l'époque et de participation à de vives polémiques qui dépassent largement le cadre de la science.
Complément :
Ci dessous se trouve une copie de la lettre tirée du site « Die Briefwechsel der Mathematiker Bernoulli » lié au projet d'édition de la correspondance des Bernoulli. Cette lettre est accessible ici : http://www.ub.unibas.ch/bernoulli/index.php/1722-10-31_Bernoulli_Johann_I-sGravesande_Willem_Jacob
Autor | Bernoulli, Johann I, 1667-1748 |
---|---|
Empfänger | 'sGravesande, Willem Jacob, 1688-1742 |
Ort | Basel |
Datum | 1722.10.31 |
Briefwechsel | Bernoulli, Johann I (1667-1748) |
Signatur | Basel UB, Handschriften. SIGN: L Ia 674:Bl.50-61 |
Fussnote | Der Text ist von drei verschiedenen Händen geschrieben. Der Text in L I a 674 ist unvollständig. Der zwischen fo. 53v und 54r fehlende Teil des Brieftextes findet sich aber irrtümlich eingebunden als Nr. 8a in Ms UB Basel L I a 655 |
Monsieur
Le beau present que Vous m'avés fait de Votre traité de Physique merite bien que je Vous ecrive cette lettre pour Vous marquer le plaisir que cela m'a fait et la reconnoissance que je Vous temoigne maintenant: C'est encore un surcroit d'obligation pour moi, que Vous aiés bien voulu ajouter à ce present celui de Vos deux petites pieces qui portent pour titre Remarques sur la possibilité du mouvement perpetuel, et Essai d'une nouvelle theorie du choc des corps, comme j'y ai trouvé des choses qui m'interessent en quelque façon, Vous pouvés bien Vous imaginer Monsieur, que j'ai lû ces deux dernieres pieces avec beaucoup d'attention, aussi prendrai-je la liberté ici de Vous en parler, aprés que je Vous aurai dit quelques mots sur Votre Traité de Physique, que Vous nommés Introduction à la Philosophie de Mr. Newton: Je voi bien que c'est un recueil d'un grand nombre de belles experiences, mais dont la pluspart n'appartiennent nullement à Mr. Newton, et ne regardent pas plus sa Philosophie en particulier que celle de tout autre qui veut qu'on joigne l'experience à la raison: selon ce que Vous dites dans la preface devant le p.er Tome Vous avés jugé inutile de mentioner où se trouvent les experiences qui se trouvent dans Votre livre. J'approuve ce dessein, car il importe peu pour l'avancement des sciences de sçavoir qui est le premier Auteur d'une telle ou telle decouverte, unde habeas quaerat nemo, sed oportet habere. Cependant cette loi que Vous Vous étes dictée en faisant Votre livre devroit etre observée generalement, par rapport à Mr. Newton aussi bien que par rapport à d'autres, de peur que Votre lecteur ne commette quelque injustice, etant induit à attribuer à Mr. Newton quelque chose qui peutetre n'est pas de lui, en voici un exemple: Dans l'avis au lecteur, devant le second tome, Vous dites, que Votre propos etoit de donner dans ce tome une idée generale des principales decouvertes de Physique de Mr. Newton; qui est ce qui en lisant cela ne croiroit pas que tout ce qu'il y va trouver est ou de Mr. Newton ou du moins deduit de sa Philosophie? mais de grace mon cher Monsieur dites moi ma decouverte du Phosphore mercurial quelle obligation a-t-elle à Mr. Newton ou à sa Philosophie? cependant cette decouverte est inserée dans Votre livre Tom. 2, pag. 8, Exper. 10, avec celle de la page suivante que Mr. Hauksbee a tirée de la mienne. Ainsi donc un lecteur pas assés instruit de l'origine des decouvertes sera porté à croire sur Votre foi qu'on est redevable de celle ci à Mr. Newton, non sans prejudice du veritable auteur. Ne pensés pas Monsieur, que je dise cela pour me plaindre de Vous, c'est plutot pour Vous avertir en Ami de ce que d'autres gens pourroient peutetre trouver à redire dans la maniere dont Vous avés usé en composant Votre ouvrage envers ceux qui pouvoient pretendre avoir quelque part aux inventions independemment de Mr. Newton et de sa Philosophie. En effet je viens de voir un traité Allemand sur des Experiences de Physique où l'Auteur qui est Mr. Wolff, Professeur en mathematique à Halle en Saxe faisant mention de cette meme experience sur la lumiere du Mercure dans le vuide trouve mauvais que Vous ne nommiés pas les Auteurs dont Vous avés emprunté leurs decouvertes. "Mr. s'Gravensande", dit il, "a exactement decrit les Essais de cet homme (Mr. Hauksbee) quoi qu'il ne lui ait pas fait l'honneur, non plus qu'aux autres dont il a ramassé les inventions, de les citer. Personne autre que le seul Mr. Newton a eu l'honneur d'etre exprimé sur le titre et dans la preface du livre d'une maniere plus que convenable; quoi qu'il ne soit marqué nulle part dans tout l'ouvrage, ce qui est proprement dû à Mr. Newton." Vous voiés Monsieur ce que l'on en pense ailleurs. Mais outre cela ne croiés Vous pas que bien des gens seront choqués en lisant dans Votre preface devant le second tome, ce qui suit Quibus in fonte ipso, id est in nostri Philosophi (Newtoni) scriptis, poterit ea haurire, ad quae ne quidem praestantissimi Philosophi potuere attingere, et quae nisi cum Mathematicis diligentioribus, non communicavit Newtonus. Je suis un de ceux qui estiment et admirent Mr. Newton autant qu'on le doit faire à cause de son rare merite, je ne Lui envie nullement les eloges qu'on Lui donne, car je Lui en ai donné moi meme en toute occasion; mais je n'approuve pas qu'on l'encense aux depens de tous les autres Mathematiciens et Philosophes, ni qu'on fonde ses louanges sur la ruine de la reputation de tant d'illustres hommes, qui ont si bien merité de la Philosophie et des Mathematiques. Vous dites qu'on peut puiser dans les ecrits de Mr. Newton des choses aux quelles les plus Excellents Philosophes n'ont jamais pu atteindre, pardon Monsieur! c'est là le langage de touts les Anglois, qui font de Mr. Newton leur Idole au mepris de tous les Etrangers des quels ils ne sçauroient souffrir qu'on parle honorablement. Je me mets dans le rang des Geometres fort mediocres et infiniment au dessous de Mr. Newton; non obstant ma mediocrité, je le dis sans me vanter, j'ai redressé Mr. Newton en bien des rencontres, où il s'etoit mepris, particulierement dans ses Princ. Phil. Nat. J'y ai resolu des problemes et des difficultés que lui meme selon son propre aveu ne pouvoit pas resoudre, temoins quelques lettres d'Angleterre que je puis produire, aussi n'en trouve-t-on rien dans son livre, où naturellement il en devoit traiter, avec quelle justice dites Vous donc, que l'on puise dans Mr. Newton ce à quoi personne autre ne sçauroit atteindre, comme si on ne sçavoit autre chose que ce qu'il a bien voulu nous communiquer.
Avant que de quitter ce chapitre, je vai transcrire ici ce que j'ai trouvé dans les Actes de Leipsic de 1720 au mois de Mai, où on fait la relation du premier tome de Votre ouvrage; sur la fin de la page 223, le collecteur des Actes finit sa relation par une reflexion que Vous n'avés pas encore vû; la voici: "Non videtur Autor (dit il) historiae Philosophiae experimentalis satis esse peritus, cum pleraque eorum, quae habet, experimentorum ante Newtonum extra Angliam facta fuerint. Methodus etiam probandi per experimenta propositiones de motu geometrice demonstratas a Galilaeo, Hugenio, aliisque fuit usurpata. Et de Machinis simplicibus olim apud nostros experimenta dedit Junguenickel, homo quidem illiteratus, sed Mechanicae non imperitus, in Clave Machinarum. Imo jam Stevinus talia dedit in Staticis." Je croi que cette reflexion confirme assés que le Public ne juge pas autrement que moi.
En commençant cette lettre je ne pensois pas m'etendre si loin sur Votre ouvrage, qui est d'ailleurs veritablement beau et tres digne de son Auteur. Je vai maintenant Vous entretenir sur Votre Essai sur le Choq des corps; Avant toute chose je dois Vous dire, que j'ai eté bien edifié de voir que la verité commence peu à peu de lever la tete, j'espere qu'il ne se passera plus si longtems qu'elle ne triomphe entierement, non seulement de l'aveuglement, mais de la raillerie et de la fierté des envieux qui la haissent par cette seule raison qu'elle n'a pas pris naissance chez eux: Vous m'entendés bien de quelle verité je parle, c'est celle dont Vous venés de prendre la defence, sçavoir que la force d'un corps en mouvement est proportionelle non point à sa simple vitesse, selon le sentiment commun, mais au quarré de sa vitesse, et que par consequent les forces de deux corps inegaux sont en raison des produits de leurs masses par les quarrés de leurs vitesses, c'est à dire en raison composée de la simple des masses et de la doublée des vitesses. Enfin Monsieur Vous etes donc converti, c'en est assés; mais d'où vient que si tard? les raisons solides n'etoient elles pas suffisantes pour Vous convaincre? Vous falloit-il justement les experiences pour Vous ouvrir les yeux; les experiences dis-je faites par des boules qui tomboient de differentes hauteurs pour s'enfoncer dans de la terre glaise, comme Vous l'exposés p. 21 et 22 aprés Mr. le M. Poleni, qui en place de terre glaise avoit pris du suif, selon le recit qu'il en fait dans son Traité De Castellis, mais les Anglois, dont il paroit que Vous avez épousé les Sentimens et pris parti sous leur drapeau, au moins en fait de physique, les Anglois, dis-je, que diront-ils, quand ils vous verront tomber dans une des heresies de Mr. Leibnits, car chez eux c'est heresie tout ce qui vient originairement de ce grand homme, c'est dommage pour eux que la premiere decouverte de la veritable estimation des forces n'ait pas eté faite par Mr. Newton, ils n'auroient pas manqué d'en tirer matiere d'exalter la clairvoyance de Leur nation, et sujet de triompher de l'aveuglement des autres, au lieu que presentement c'est une erreur, c'est une reverie, c'est une absurdité puerile que de penser avec Mr. Leibnits que la force des corps soit proportionelle aux masses et aux quarrés des vitesses et qu'ainsi la quantité des forces soit bien différente de ce qu'on appelle communement quantité du mouvement. Je ne dis rien, qui ne soit vrai au pied de la lettre; regardez s'il Vous plait l'exemple de Mr. Clarke, avec quelle hauteur, avec quelle fierté ne traite-t-il pas Mr. Leibnits et sa nouvelle doctrine touchant la force des corps? en voici un échantillon; Mr. Clarke dans ses notes à la 5.me replique à Mr. Leibnits, laquelle ne fut écrite, je crois, qu'aprez la mort de celuici, à la page 328 de la premiere edition, se sert de ces termes qui sentent un souverain mepris pour Mr. Leibnits "ce qui a donné (dit-il) occasion à Mr. Leibnits de se contredire sur cette matiere, c'est qu'il a supputé par une meprise tout à fait indigne d'un Philosophe, la quantité de la force impulsive dans un corps qui monte etc. ... Mais Mr. Leibnits se trompe fort en faisant cette supposition. p. 332: Mr. Leibnits confond les cas ou les tems sont egaux avec les cas ou les tems sont inegaux. Il confond particulierement etc. Ce qui est une contradiction manifeste. La contradiction est la meme etc. p. 338: Tant il est vrai que le sentiment de Mr. Leibnits sur ce sujet est rempli d'absurdités, p. 326: Tout ce que Mr. Leibnitz dit sur cette matiere paroit rempli de confusion et de contradictions. p. 340: Mr. Leibnits a recours à un autre subterfuge, en disant que le mouvement et la force ne sont pas toujours les memes en quantité mais ceci est aussi contraire à l'experience." Aprez ces reproches d'erreurs et de méprises indignes d'un Philosophe, de confusion, de contradiction, d'absurdités, de subterfuges, et telles autres duretés qu'on ne diroit pas au plus vil des Hommes sans se departir de toute civilité, Mr. Clarke se donnant un air de maitre conclut enfin avec une autorité imperieuse et decisive contre Mr. Leibnitz en ces termes (p. 342): "La force (dit-il) dont nous parlons ici, est la force active, impulsive et relative, qui est toujours proportionée à la quantité du mouvement relatif." Et de peur qu'on ne sente pas assez que c'est le nouveau dogme de Mr. Leibnitz qu'il veut terrasser comme un autre Hercule, il ajoute dans ses notes de la meme page ces mots, "c'est-à-dire proportionée à la quantité de la matiere et à la vitesse, et non (comme Mr. Leibnits l'asseure Act. Erud. ad Ann. 1695, p. 156) à la quantité de la matiére et au quarré de la vitesse".
Hé bien, Monsieur, est-il possible que la verité, toute verité, qu'elle est, soit le sujet de moquerie en Angleterre, par cela seul, que Mr. Newton n'a pas encore trouvé à propos de la reconnoitre et qu'apparement il ne reconnoitra jamais, parce que c'est Mr. Leibnits, qui l'a decouverte le premier, cela suffit deja, car en Angleterre on ne veut rien Lui accorder en fait d'invention; Mais Vous qui avez enfin embrassé cette verité et qui avez comme il paroit un assez grand ascendant sur les Anglois, n'avez Vous pas encore trouvé le moyen de les convertir aussi et de Leur faire gouter cette proposition, que la force active est comme le produit de la masse par le quarré de la velocité, dont Vous avez meme donné une demonstration à la page 26 de votre essay. Cette demonstration est à la verité bonne et belle si on la lit avec attention; cependant un homme prevenu de prejugé pour l'opinion vulgaire y trouvera je ne sçai quoy d'obscur dans la maniere d'expliquer l'action des petits ressorts pliés, qui en se debandant doivent communiquer successivement au corps P une certaine vitesse; sur tout il ne verra pas clair ce que Vous dites que pour ajouter toujours un nouveau petit degré de vitesse, il faut qu'autant de petits ressorts se debandent à la fois, qu'il y a de petits degrés deja acquis de vitesse au corps P. Il pourra croire que tous les ressorts e, e, e, e, etc. commencent à se debander tout à la fois et non pas successivement selon Vôtre hypothese, ensorte que le ressort E, qui est le plus proche et contigu au corps P, ne sçauroit se debander, qu'en meme instant le plus eloigné e ne se debande aussi, quoique moins amplement que le premier, c'est à dire que la quantité du debandement de chaque ressort e ou la perte de sa pression, qui se fait dans le meme tems pendant qu'il se debande est proportionelle au nombre des ressorts qui le suivent, y etant compris Lui meme. Quant au reste vôtre demonstration me plait tres bien, quoique je doute, que les opiniatres s'y rendront; Je ne sçai si Vous avez jamais vu, celle que j'ay trouvée, il y a pres de 30 ans et dont Mr. Poleni fait mention, je l'ai communiquée à Mr. Wolfius, qui l'a depuis publiée dans le dans le premier tome de ses Elemens de Mathematique p. 594. Il semble que Vous n'avez pas vû cette demonstration, car si Vous l'aviez vue Vous vous y seriez rapporté sans en chercher une autre, car elle est entierement geometrique et convaincante fondée sur la seule composition du mouvement, par la quelle je fai voir que quand un corps a précisement autant de vitesse qu'il faut pour bander un ressort contre le quel il heurte perpendiculairement, ce meme corps poura avec le double de vitesse bander, non seulement deux mais quattre ressorts pareils au premier et qu'avec le triple de vitesse il bandera neuf de ces ressorts et ainsi de suite; Puisque je me suis mis en train de Vous ecrire une longue lettre, je veux bien vous la communiquer, j'espere qu'elle vous fera plaisir, d'autant plus que c'est par cette meme demonstration que j'eus le bonheur, il y a environ 23 ans, de convertir feu Mr. de Volder Vôtre Predecesseur, rigide Cartesien, s'il en fut jamais, apres que Mr. Leibnitz employa inutilement tous ses arguments (dans un long commerce de lettre qu'il y avoit entre eux deux et qui passoient toujours par mes mains) pour le convaincre de la verité. Il seroit à souhaiter que les heritiers de Mr. de Volder voulussent vous communiquer ses papiers, vous y trouveriez une de mes lettres, datée je crois dans l'année 1700 qui contient la demonstration dont je Vous parle et dont voici le contenu:
Concevez que le corps C aille avec la vitesse CL choquer obliquement le ressort L : [Figur folgt] soit l'angle de l'obliquité CLP de 30 degrés, à fin que la perpendiculaire CP devienne =1/2 CL, soit la vitesse CL comme 2; soit aussi la resistance du ressort L precisement telle que pour le plier il faille un degré de vitesse dans le corps C, si ce corps y heurtoit perpendiculairement. D'où il suit, qu'aprez le choq oblique du corps C avec la vitesse CL de 2 degrés, laquelle est composée (en vertu de la composition du mouvement) de CP(1) et de PL (√3), le corps C perdra entierement le mouvement perpendiculaire par CP et retiendra celui par PL, ainsi le corps C aprez avoir plié le premier ressort L, continuera à se mouvoir dans la direction PLM avec la vitesse LM=PL=√3: concevez qu'au point M soit placé un autre ressort semblable au premier, mais que l'angle de l'obliquité LMQ soit tel que la perpendiculaire LQ soit =1 ; Il est clair, que le mouvement par LM etant composé de deux collateraux par LQ et par QM, celui par LQ se consumera en pliant le ressort M et l'autre par QM subsistera dont la vitesse sera √2, donc le corps C aprez avoir plié le second ressort M, continuera sur la direction QMN, avec la vitesse MN=QM=√2 ; au point N imaginez Vous le troisieme ressort, que le corps rencontre sous l'angle demidroit MNR, à fin que la perpendiculaire MR sur la situation du ressort devienne =1; Il est manifeste que le mouvement par MN composé de celui par MR et de celui par RN employera le premier par MR à plier le ressort N ; et que l'autre par RN continuera, dont la vitesse sera encore =1 ; donc le corps C aprez avoir deja plié 3 ressorts conserve encore un degré de vitesse sur la direction RNO, ainsi avec ce degré de vitesse qui Lui reste, il pliera le 4.me ressort O sur lequel je suppose qu'il choque perpendiculairement; si bien que le corps C avec deux degrés de vitesse a la force de plier quatre ressorts, dont chacun demande un degré de vitesse dans le corps C pour etre plié; Or ces 4 ressorts pliés sont l'effet total de la force du corps C mû avec 2 degrés de vitesse parce que toute cette vitesse se consume en les pliant et un seul ressort plié est l'effet total de la force du meme corps C mû avec un degré de vitesse, parceque l'on suppose que la resistance de chaque ressort est telle, qu'elle peut detruire precisement toute cette vitesse d'un degré du corps C ; puisque donc les effets totaux sont comme les forces, il faut que la force du corps C mû avec 2 degrés de vitesse soit 4 fois plus grande que la force du meme corps mû avec un degré de vitesse.
On demontrera de la meme maniere, qu'une vitesse triple, quadruple, quintuple etc. fait avoir au corps C une force 9.ple, 16.ple, 25.ple, etc. parcequ'il poura plier 9, 16, 25, etc. ressorts egaux, avant que de s'arreter; Il n'y a qu'à donner à CL, une obliquité convenable au premier ressort, pour que CP soit à CL comme 1 à 2, 3, 4, 5 etc. et faire les autres obliquités selon que chaque cas exige. D'où il suit generalement que la force d'un corps est proportionelle au quarré de sa vitesse et non point à sa simple vitesse c. q. f. d.
Que Messrs. les Anglois se roidissent tant qu'ils voudront contre la nouvelle doctrine de Mr. Leibnits, qu'ils la sifflent, qu'ils s'en moquent avec un mepris affecté; Que Mr. Clarke la traite de ridicule, d'absurde et d'indigne d'un Philosophe, je les défie tous et chacun d'eux de pouvoir repondre à ma demonstration, ni d'y avoir à redire. Ils feront peutetre des chicanes, mais je suis assuré qu'ils ne produiront rien qui ne soit frivole et dont la foiblesse ne saute aux yeux.
Vos experiences, Monsieur, faites avec des boules et de la terre glaise ou avec du suif selon M. Poleni, confirment tres bien ma demonstration; mais j'apprehende que M.r Clarke et les autres adversaire[s] ne Vous fassent des objections semblables à celles qu'ils ont faites à M.r Leibnitz contre les hauteurs verticales, auxquelles les corps pesants peuvent monter avec differents degrés de vitesses, disant que M.r Leibnitz n'avoit pas raison de prendre ses hauteurs pour les mesures des forces parce qu'elles n'etoient pas parcourues dans le meme temps ou en tems egaux: Car ne croyéz Vous pas M.r qu'ils feront aussi ces sortes d'exceptions contre Vos experiences de la page 22e, la premiere par ex. où Vous dites qu'ayant laissé tomber la boule trois de la hauteur de neuf pouces, et la boule un de la hauteur de vingt sept pouces, les enfoncements dans la terre glaise, ont été egaux entr'eux, ne prouve pas, diront ils, que les forces des ces deux boules soient égales, parce que les enfoncemens quoique egaux en eux memes, ne le sont pas dans les circonstances, vû que l'enfoncement de la boule un commence à se faire avec plus de vitesse et s'acheve en moins de temps, que l'enfoncement de la boule trois, ce qui selon eux suffira deja pour croire que ces enfoncements egaux ne marquent pas une egalité de force dans les corps qui les ont faits: M.r Poleni à qui j'avois fait la meme remontrance, a bien senti la difficulté, mais il n'y a pas repondu. Il n'en est pas de meme des ressorts egaux à plier dont je me sers dans ma démonstration car chacun d'eux venant à étre plié de la meme maniere, savoir par l'impulsion d'un meme corps avec une vitesse perpendiculaire toujours egale, il est visible que le nombre de ces ressorts pliés doit mesurer exactement la force totale du corps qui consume toute sa vitesse en les pliant successivement. Pour juger par l'effet de la grandeur de sa cause, il faut que l'effet soit homogene et uniforme en toutes les parties, et en toutes les circonstances; alors la multitude de ses parties egales est sans doute proportionelle à la cause qui les a produites, car quelle autre maniere peut on avoir de comparer des causes de differente intensité ? comme on les appelle dans les Ecoles, or c'est ce que j'observe dans ma demonstration.
Je passe M.r à Vos remarques sur la possibilité du mouvement perpetuel faites à l'occasion de la machine de Cassel dont Vous dites que Vous avéz examiné les effets; il y a deja plusieurs années que l'on m'a ecrit d'Allemagne des merveilles de cette Machine, on m'en a meme communiqué la figure exterieure qui fait voir que c'est une roue garnie d'une espece de pendule qui doit egaler le mouvement. M.r Orfiré c'est le nom de l'inventeur, l'a fait voir dabord à Leipsic et en quelques autres places de l'Alemagne on assure presentement qu'il en a comuniqué le secret sous la foi de silence à Msg.r le Landgrave de Hesse, en lui faisant voir la structure interieure de la Roue. Et que là dessus son A. S. doit avoir dit à ses Ministres qu'elle trouvoit que cette Machine est un veritable mobile perpetuel, et encore si simple et si aisé qu'elle etoit etonnée que personne avant M.r Orfiré n'ait pu reussir à trouver quelque chose de semblable. Pour moi je ne say ce que j'en dois croire: au moins il me semble que le mouvement perpetuel purement artificiel est impossible, mon sentiment est fondé sur la loi generale de la Statique, en vertu de laquelle il faut que le commun centre de gravité de toutes les parties d'une Machine qui sont en mouvement descende continuellement; car dés qu'il ne pourra plus descendre, le mouvement s'arretera, à moins qu'on ne le remonte comme on le pratique dans les horloges, et en d'autres Automates; Je voi que Vous étes d'un sentiment contraire; Vous donnés pour raison p. 18e que les loix de la nature nous sont trop inconues pour en démontrer l'impossibilité du mouvement perpetuel; Mais M.r qu'est il besoin de connoitre toutes les loix? si une seule m'est connue, laquelle me dicte clairement qu'une telle et telle chose est contradictoire, cela me suffit deja pour en conclure l'impossibilité d'une telle chose, quoiqu'il en soit du reste des loix qui me sont inconnu[es] etant assuré que les loix de la nature ne se contredisent ni ne se détruisent pas l'une l'autre.
Ce que Vous ajoutés qu'il "y a dans la nature des principes actifs pour retablir le mouvement qui se perd en tant de rencontres; qu'on découvre de tels principes dans toutes les petites parties dont les corps sont composés, et qu'on en voit des effets bien considerables, dans les ressorts, dans les fermentations, et dans une infinité d'autres occasions, qu'il y auroit quelque temerité d'assurer qu'il soit contradictoire de mettre à profit ces principes"; Tout cela je Vous avoueprouve bien que le mouvement perpetuel entant qu'il est produit, ou du moins aidé, par un mouvement exterieur etabli dans la nature des choses, n'est pas absolument impossible, au contraire on en voit l'existence, tels sont par ex. les mouvements des animaux que Vous allegués, le mouvement des eaux des rivieres et de la Mer, celui de la matiere Magnetique et une infinité d'autres semblables. Mais souvenéz Vous Monsieur de la definition que Vous donnés p. 4 de ce qu'on appele en Mechanique Mouvement perpetuel: Vous y dites que "c'est une Machine dont le principe du mouvement ne depend d'aucun Agent étranger, et dont le mouvement ne s'arreteroit jamais si les materiaux ne s'usoient pas". Or je Vous demande si ces sortes de principes actifs empruntés de la nature pour faire jouer une Machine ne sont pas des Agents étrangers qui ne permettroient plus à cette Machine de porter le nom de mouvement perpetuel purement artificiel, ou ce seroit tout au plus un Mobile perpetuel mixte c'est à dire où l'art et la nature concourent à en perpetuer le mouvement. Je suis en effet tres persuadé que la Machine de Cassel n'est que de ce genre ayant peut étre dans l'interieur des aimans ou certains Ressors qui peuvent entretenir le mouvement imprimé à la roue: Je crois meme avoir découvert le moyen d'en faire une semblable; je souhaitterois seulement que quelque habile ouvrier pût executer mon projet, en ce cas je me fais fort de reussir. On me dit que M.r Orfiré demande une recompense de cent mille écus pour la comunication du secret; pour moi je me contenterois de beaucoup moins.
Quant au reste Vous avéz tres bien démontré que le sentiment commun, quand on croit que la force d'un corps en mouvement est proportionelle à sa vitesse, emporte necessairement une augmentation de force, c'est à dire le mouvement perpetuel. Mais c'est justement ce que M.r Leibnitz a deja démontré il y a fort long tems, lorsqu'il etoit en dispute sur cela avec M.r Papin et d'autres.
En voilà bien assés sur Vos deux belles pieces; il est vray que ce n'est pas tout, car elles m'ont donné occasion à plusieurs autres reflexions que je Vous aurois aussi comuniquées si je n'avois eu peur de fatiguer Votre patience par une lettre qui est deja si furieusement longue.
Je Vous prie Monsieur de remercier de ma part par occasion M.r MacLaurin du present qu'il m'a fait de son livre; je l'ay parcouru en hate, mais il ne m'a pas eté possible d'examiner le tout avec attention ni de faire les calculs extremement prolixes et embarrassants que demande sa description des lignes Courbes. Je me suis un peu plus attaché à la section quatrieme de la seconde partie de son livre, parce que j'y ai trouvé des choses qui me regardoient plus particulierement touchant les Courbes que decrivent des projectiles agités autour d'un centre vers lequel ils sont poussés ou attirés par de certaines forces qu'on nomme centrales ou centripetes. Il a daigné prendre de moi en plusieurs endroits ce que j'ay publié autrefois sans qu'il ait fait semblant de rien. Par exemple presque tout ce qu'il a sur la spirale Hyperbolique se trouve dans mon ecrit que je fis inserrer dans les Actes de Leipsic de 1713. J'ay le premier enseigné la veritable maniere de supputer la Loi de la resistance et de la densité des milieux resistants par raport à la force centrale pour que le projectile décrive une courbe donnée, car tout ce que M.r Neuton avoit ecrit sur cette matiere dans la premiere edition de ses Principes philosophiques etoit fautif; aussi a-t-il reconu mes corrections et les a suivies dans la seconde edition: Mais M.r Laurin nous veut assurer qu'il a trouvé mon Theoreme general quelques années avant qu'il ait vu mon traité qui le contient, et qui est publié dans les Memoires de l'Academie de Paris, comme s'il n'avoit pas pu voir ce Theoreme dans les d.ts Actes de 1713, où il se trouve aussi, et les quels Actes il avoit necessairement vu lorsqu'il composoit son livre, puisqu'il en a emprunté comme je Vous l'ay deja dit: il est aussi plaisant que pour extenuer ma découverte il tache d'insinuer qu'il etoit facile d'y parvenir par le moyen de quelques propositions de M.r Neuton, quoique cependant M.r Neuton lui meme n'y put pas parvenir, et ne put traiter cette matiere sans erreurs. Certainement M.r Laurin auroit mieux fait de n'en point parler, que de trahir sa conscience par un motif de flaterie pour M.r Neuton, et de jalousie et d'envie qu'il porte à nous autres etrangers à l'exemple de plusieurs de ses compatriotes: car que gagne t'il par là sinon que les honnetes gens en jugent peu favorablement. Lisés seulement la relation de son Livre qui se trouve dans les Actes de Leipsic du mois de juin de cette année, où l'Auteur de la Relation fait precisement la meme remarque, disant "que M.r Laurin s'est servi de mon Theoreme mais qu'avec cela il a eu soin de donner à connoitre qu'il l'avoit trouvé quelques années avant que d'avoir vu mon Traité dans les Memoires, de peur qu'on ne crut qu'il eut appris quelque chose d'un Allemand, imitant en cela la coutume de quelques autres Anglois".
D'ailleurs que pensés Vous M.r de l'encens inoui que M.r Laurin prodigue à M.r Neuton avec si grande profusion? selon lui c'est le seul M.r Neuton qui ait elevé les sciences à leur faîte de dignité et de splendeur; c'est lui seul qui a trouvé un nombre infini de veritéz tres obscures de la Philosophie naturelle nec cujusquam vestigiis insistens, nec a quoquam in posterum aequandus: selon M.r Laurin (car c'est le sens naturel de ses expressions) personne n'a rien contribué à l'avancement de la Geometrie et de la Philosophie naturelle; on en est redevable à M.r Neuton et au seul M.r Neuton. Il dit aussi quelque part, que les progrés de ce siecle dans la Geometrie sont si grands et si subites qu'ils feront l'etonnement des siecles à venir, à moins que chaque siecle n'ait son M.r Neuton, comme si l'unique M.r Neuton nous avoit donné tous ces progrés et qu'il fut le seul capable de les comprendre sans etonnement. Je Vous ai deja dit M.r que j'estime M.r Neuton et son rare merite, je l'estime dis je comme un des plus grands genies de notre siecle, mais je Vous avoue franchement que je plains sa foiblesse, il voit que les siens l'adorent, qu'ils l'encensent presque come un Dieu, qu'ils l'elevent au dessus du sort des mortels, il voit toutes ces louanges excessives qu'on lui donne avec des marques de dedain et de mepris pour tout le reste des Geometres et des Philosophes; il voit les basses flateries, il les goute, et bien plus il les aprouve, il les autorise publiquement; car je Vous prie la permission positive qu'il donne par son Imprimatur Is. Neuton, P. R. S., n'est ce pas autant qu'une aprobation publique de tout ce qu'il y a dans le livre de M.r Laurin, par consequent de cette pompeuse dedicace farcie de ce que l'ame la plus flateuse et la plus esclave peut inventer, pour s'acquerir les bonnes graces de son maitre?
J'ai fait tenir à mon Neveu le paquet que Vous lui aviés destiné et qui etoit mis dans le mien. Il m'a prié de Vous faire ses tres humbles complimens en Vous remerciant de sa part. Il est vrai qu'il a quitté Padoue depuis environ 3 ans; il est presentement marié et est ici Professeur en Logique. À ce qu'il m'a dit il n'a pas eté trop content à Padoue, ne pouvant s'accommoder à l'humeur des Italiens, ni à leur maniere de vivre ensemble. Depuis ce tems là on m'a sondé si je voudrois consentir, que mon fils ainé, qui a aussi passé quelques années en Italie, acceptât sa chaire vacante, en cas qu'on la lui offrit; Mais ce que mon Neveu m'en a dit, a fait que je n'ai pas voulu y donner mon consentement. J'aimerois bien mieux que mon fils pût obtenir une chaire dans quelque Université d'Hollande, car outre que ce Pais est tres convenable tant par rapport à la Religion que par rapport à la liberté de sentimens, il est aussi tres agreable par la conversation et le commerce que l'on y peut lier avec une infinité de sçavants et d'honnetes gens; j'en ai fait l'experience, pouvant assurer que le sejour de 10 ans que j'y ai passé en qualité de Professeur est la partie de ma vie qui m'a eté la plus douce, et plût à Dieu que j'eusse eté le Maitre d'y rester jusqu'à la fin de mes jours, ou d'y retourner. Je croi que la chaire de Groningue, que mon destin m'obligea de quitter, et ensuite de refuser lorsqu'on m'y appella une seconde fois il y a 6 ans, n'est pas encore remplie: Vous m'obligeriés sensiblement Monsieur si par Votre recommendation qui sera d'un grand poids, Vous pouviés procurer à mon fils cette chaire, ou quelque autre dans Votre voisinage. Comme c'est un jeune homme de 27 ans, qui entend parfaitement les Mathematiques et la philosophie, temoins differentes pieces qu'il a publiées, il est tres propre pour s'acquiter avec honneur d'une profession, la vigueur de son age et son sçavoir n'en laissant point douter. Je ne sçai si Vous sçavés qu'il eut la nomination unanime du Senat Academique à Duisbourg il y a 4 ou 5 ans pour y etre Professeur en Mathematiques et en philosophie; mais par je ne sçai quelle intrigue la nomination n'etant pas portée au Roi de Prusse, l'affaire demeura longtems accrochée; jusqu'à ce que Mr. le D.r Muschenbroeck profitant de ce delai trouva le moien d'emporter cette charge, que Sa Maj. lui donna immediatement sur la recommendation si je ne me trompe de Votre Collegue Mr. Albinus. Si j'avois sçu plutot ce qui s'etoit fait à Duisbourg, et que j'eusse eté à portée de solliciter la recommendation de Mr. Albinus, auprés de qui je sçai que je ne suis pas mal dans les bonnes graces, peut etre me l'auroit il accordée pour mon fils avec autant ou plus de facilité qu'à Mr. Muschenbroeck. Aiés cependant la bonté d'assurer Mr. Albinus, Mr. Noodt, Mr. Boerhaven de mes respects. Et soiés persuadé que je suis avec une estime et une consideration toute particuliere Monsieur Votre tres humble et tres obeissant Serviteur J. Bernoulli.
Bâle ce 31. 8bre 1722.