Exemples d'applications de l'épistémologie sociale

[Benoît Gaultier]

Alors en épistémologie sociale puisqu'il s'agit d'être pratique, on va se tourner vers trois cas qui sont beaucoup discutés, trois applications de considération qui relèvent de l'épistémologie sociale. Le premier qu'on peut considérer, c'est le cas du 11 septembre et de la manière dont des informations qui étaient possédées au sein de structures comme les services des renseignements américains auraient pu permettre de déboucher sur une meilleure appréhension de la situation. Tu peux nous en dire plus à propos ce cas ?

[Pierre Willaime]

Oui effectivement les attentats du 11 septembre, c'est un cas qui a fait l'objet d'études en épistémologie sociale. Il y a eu une grande enquête qui a été faite, commanditée par le gouvernement américain après les attentats pour essayer de comprendre vraiment ce qui s'était passé ; et ce qui ressort de cette enquête, c'est plusieurs choses. Par exemple, on sait que certaines informations étaient disponibles dans des bureaux du FBI et chez certains analystes de la CIA. Alors ces informations étaient parcellaires ; en soi elles ne voulaient pas forcément dire grand-chose. On savait par exemple que tel terroriste présumé avait suivi des cours de pilotage, que tel autre terroriste avait franchi une frontière. Donc ces informations en elles-mêmes ne voulaient pas dire grand-chose mais prises comme un tout, elles auraient pu conduire à une sorte de prédiction comme quoi il y allait avoir un attentat, par la voie aérienne, sur New York. Donc on aurait pu dans le meilleur des cas, si on avait réussi vraiment à mettre ensemble ces informations, on aurait pu mettre en place des mesures pour assurer la sécurité des citoyens américains.

[Benoît Gaultier]

Et il y a des mesures justement qui ont été prises, suite à... on pourrait considérer ça comme des dysfonctionnements, qui visent justement à l'avenir à permettre à cette dissémination des informations de ne pas avoir lieu afin de prévoir ou de se prémunir de ce genre de conséquences ? Est-ce qu'il y a concrètement des choses qui ont été faites ?

[Pierre Willaime]

Alors oui, il y a eu des tentatives. C'est là où l'épistémologue social devient quelqu'un qui a un pouvoir d'influence sur la vie politique et les institutions. Donc on a demandé à des épistémologues sociaux de fournir des recommandations sur une modification de l'organisation du FBI, de la CIA. Et donc on s'est rendu compte que ces agences gouvernementales sont régies par une structure hiérarchique très forte et que cette structure avait empêché la remontée d'informations. Un analyste par exemple a une information parcellaire qui en soi ne veut rien dire ; il ne va pas la faire remonter à son chef car son chef risque de lui répondre que cette information n'est pas utile ; du coup, il va la garder pour lui et il va par ce fait empêcher toute possibilité que cette information soit recoupée avec d'autres et analysée comme elle aurait dû l'être. Un autre problème, c'est qu'à cause des rivalités d'agences entre la CIA le FBI, il n'y a pas eu de recoupement d'informations, il n'y a pas eu une agence qui a centralisé les différentes informations qui étaient présentes dans les deux agences ; donc les recommandations que peuvent fournir des épistémologues sociaux, c'est la création d'une agence tampon dont le travail est de fusionner les informations sur un sujet entre le FBI et la CIA et aussi d'abaisser des barrières hiérarchiques au sein des agences pour que les informations remontent facilement et soient recoupées. Alors même s'il y a eu des recommandations, c'est très dur de modifier les agences gouvernementales ; donc il y a eu quelques améliorations mais le problème pourrait se reproduire à l'avenir.

[Benoît Gaultier]

Il y a un autre cas qui est intéressant, c'est le cas fameux du novice et des experts qui consiste à se demander comment, lorsqu'on est en présence de plusieurs experts dans un champ qui ont des avis divergents, on peut en tant que novice, en tant que non-expert, savoir à qui se fier, vers qui se tourner pour résoudre un problème pratique qu'on aimerait pouvoir résoudre. Est-ce que tu peux nous en dire plus à propos de ce problème-là et des réponses possibles qui y ont été apportées ?

[Pierre Willaime]

Oui, c'est un cas très intéressant parce que c'est un cas qui touche la vie politique, peu importe le pays. Les hommes politiques par définition sont des non-spécialistes qui sont élus par leurs concitoyens et qui doivent prendre des décisions sur des sujets parfois spécialisés et complexes sans avoir forcément les connaissances de base.

Prenons l'exemple d'un homme ou d'une femme politique qui fait face à deux économistes qui argumentent de manière précise, complexe, technique sur une question et cet homme politique ou cette femme politique doit, à la fin de la journée, prendre une décision et trancher. Donc dans ces cas-là, c'est assez dur pour le novice de trouver la bonne démarche à adopter.

[Benoît Gaultier]

On pourrait imaginer simplement de s'en remettre à des gens comme des sortes de méta-experts, des gens qui sont des autorités incontestables dans le champ et on se dirait « si le méta-expert m'a dit que cette voie-là doit être choisie, cet expert-là est fiable alors je m'en remets à lui. »

[Pierre Willaime]

Oui alors il y a cette solution qui est la solution, face au désaccord entre les deux experts, de faire appel à d'autres experts qui vont, non pas se positionner sur la question mais qui vont expertiser les experts. C'est une solution qui peut paraître tentante mais qui pose assez rapidement un problème, le problème de la circularité. Pourquoi les experts de second niveau seraient plus fiables que les experts de premier niveau ? Si le désaccord persiste au second niveau, comment faire ? Donc on tombe, on retombe sur le même problème.

[Benoît Gaultier]

On peut imaginer aussi - je pense que c'est ce qui doit se produire souvent - que l'on mette les individus en présence, qu'on les convoque par exemple dans le cas d'un homme politique et qu'on regarde chacun, on organise une sorte de débat et on voit qui l'emporte dans la discussion, quels sont les arguments qui ont l'air de faire mouche et on prend note de cet avantage que semble prendre un expert par rapport à un autre dans le cas d'un débat.

[Pierre Willaime]

Oui, cette solution, c'est la solution qui semble celle qui est épistémiquement préférable parce qu'elle permet à chacun d'exposer son point de vue, d'étayer ses arguments et on peut voir la confrontation et la discussion entre les experts. Sauf que le problème, c'est que si le sujet est complexe, l'homme politique ou la femme politique peut ne pas du tout comprendre la discussion. Il peut y avoir aussi d'autres processus qui sont à l'œuvre : imaginons que l'un des deux experts est particulièrement charismatique, a une certaine prestance, a une aisance à l'oral ; il va peut-être donner une meilleure impression alors que ses arguments techniques sont moins bons que ceux de son adversaire.

[Benoît Gaultier]

Alors je vois le problème mais on pourrait imaginer combiner ou en tous cas, se tourner vers une autre approche qui consistera à dire : « Dans le champ en question quelles sont les approches qui sont majoritaires, quelles sont les approches qui sont minoritaires ? En se disant qu'il y a un processus de régulation du champ qui a l'air d'être fiable ; ça a l'air d'être bien organisé et donc si certaines positions sont mises en minorité, alors c'est que ces positions-là doivent avoir moins de fiabilité que les autres. On va se tourner vers celles qui ont l'air d'avoir le plus d'autorité de ce point de vue. »

[Pierre Willaime]

Oui effectivement, cette position est tentante parce qu'elle permet de quitter le niveau individuel pour aller à un niveau plus collectif, celui du champ global de la discipline, par exemple l'économie dans notre cas. Mais il y a aussi des problèmes pour cette solution, en particulier on peut se demander pourquoi la majorité aurait plus de chances d'avoir raison que la minorité. Par exemple aux Etats Unis, les créationnistes sont dans certains Etats plus nombreux que les partisans de la théorie de l'évolution. Est-ce que cela veut pour autant dire qu'ils ont raison ? On peut se poser la question. Il y a différents processus qui peuvent aussi jouer lorsque qu'on demande l'avis de la majorité. On peut par exemple ne pas laisser la place pour des experts minoritaires et pourtant qui développent des théories nouvelles qui seront peut-être la norme dans l'avenir. On peut empêcher ces experts de s'exprimer. Donc il faut faire très attention avec cette évaluation de la majorité et elle peut déboucher sur des résultats qui sont des résultats néfastes épistémiquement.

Il y a une dernière solution que Goldman présente dans un article célèbre qui consiste en fait à évaluer les experts par rapport à leurs décisions antérieures. Donc face à des experts en désaccord, Goldman propose que l'on regarde leurs prises de décision sur les dernières années et que l'on cible des décisions qui sont aujourd'hui accessibles. En fait pour lui, même si à l'époque le débat était technique, complexe, dans l'avenir peut-être que ces prises de décision seront accessibles. Il utilise la terminologie suivante, il nous dit : « les experts avaient des propositions ésotériques » à un instant T mais peut-être qu'à l'instant T+1, ces décisions seront exotériques parce qu'il y aura eu une sorte de vérification. Imaginons l'expert qui prévoit une crise économique et cette crise n'arrive pas dans le futur, c'est un mauvais point pour lui. Donc si on doit évaluer cet expert par rapport à un autre, il aura peut-être moins de chances d'être digne de confiance.

Il y a d'autres exemples d'utilité d'épistémologie sociale. On peut par exemple parler de l'exemple du vote. Il y a tout un courant d'épistémologie sociale qui étudie le vote et les différentes méthodes de vote.

[Benoît Gaultier]

Tu me parlais tout à l'heure de modes de scrutin qu'on pouvait mettre en place. Le mode de scrutin qu'on connait nous par exemple à l'occasion de la présidentielle. On pourrait aussi imaginer d'autres types de mode de scrutin comme des face à face qu'on organiserait entre tous les candidats. Il s'agirait à chaque fois de choisir entre deux candidats celui que l'on préfère ; ou par exemple, on pourrait imaginer un autre mode de vote qui consisterait à attribuer une note ou une série de notes à tel ou tel candidat. Quelles seront les conséquences de ces différents choix et en quoi l'épistémologie sociale nous permet de préférer un système à un autre ?

[Pierre Willaime]

Oui effectivement, il y a plusieurs manières de voter et même si le suffrage universel direct nous paraît la manière la plus simple, ce n'est pas forcément la meilleure manière. Dans la manière dont on choisit notre président actuellement, il peut y avoir différentes stratégies adoptées par les électeurs. Par exemple un électeur peut choisir de ne pas voter pour son candidat préféré parce qu'il pense que son candidat ne va pas être retenu au second tour. Donc il va voter par défaut pour un autre candidat ou il va essayer de faire barrage à un troisième candidat. Donc on a un ensemble de stratégies qui jouent avec le suffrage universel direct. Ces stratégies sont néfastes pour la vérité et la connaissance car on ne sait plus exactement pourquoi la personne vote. Est-ce qu'elle vote parce qu'elle préfère son candidat ? Est-ce qu'elle vote parce qu'elle veut faire barrage ? Est-ce qu'elle vote parce qu'elle attend un certain résultat de ce choix ? Donc il y a d'autres systèmes de vote : on peut parler de la méthode de Condorcet. La méthode de Condorcet organise des sortes de duels entre deux candidats. Par exemple, imaginons une élection avec cinq candidats ; on va vous présenter les cinq candidats deux par deux et on va vous demander entre les deux, lequel vous préférez. Et la personne qui va gagner, ce sera la personne qui sera la plus préférée dans les duels. Donc l'idée c'est d'avoir vraiment quelqu'un qui est préféré et pas quelqu'un qui est le moins pire. Il y a d'autres systèmes de vote où on peut affecter une note à chaque candidat et le but chaque fois, c'est un enjeu démocratique. Le but, c'est d'arriver à savoir ce que pensent les personnes qui votent, les électeurs, et à le transcrire dans les urnes. Donc l'épistémologie sociale a une sorte d'utilité dans la démocratie et c'est pour ça que c'est une discipline émergente qui fait le pont entre la philosophie de la connaissance, la philosophie morale, la philosophie politique et même d'autres disciplines en dehors du champ de la philosophie.

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