Comprendre ou croire comprendre ?

[Olivier Ouzilou]

Tu parlais donc de la manière dont les positivistes logiques avaient quelque peu dénigré le concept de compréhension en y voyant surtout une forme de résidu subjectif. Justement, est-ce que le sentiment subjectif de comprendre ne peut pas constituer une entrave à la compréhension véritable d'un phénomène ?

[Julie Jebeile]

Oui en fait, on peut penser qu'il ne faut pas confondre la compréhension en tant que telle, la véritable compréhension, et un sentiment de comprendre qui serait là, subjectif, et éventuellement épistémiquement dangereux. Il y a des études en psychologie qui ont montré que quand certaines personnes avaient le sentiment d'avoir compris quelque chose, ça élevait en eux leur confiance dans l'explication qu'ils s'étaient eux-mêmes formulée. Et donc ça crée une sorte de biais psychologique qui serait une mauvaise indication que ce qu'ils ont là est la bonne explication.

[Olivier Ouzilou]

Mais dans ce cas, si des biais peuvent opérer à ce niveau, qu'est-ce qui va nous permettre par conséquent de distinguer entre comprendre et croire faussement comprendre, ou avoir le sentiment de comprendre ?

[Julie Jebeile]

Effectivement, il nous faut des critères publics de la compréhension. Il nous faut les moyens de mesurer la compréhension chez quelqu'un, et que la compréhension ne reste pas un processus mental interne auquel on n'aurait pas du tout accès ; je crois que c'est un problème que soulevait Weber...

[Olivier Ouzilou]

Oui alors c'est un problème qu'a soulevé Weber mais dans sa problématique à lui, qui était le problème de la compréhension des conduites humaines. En réalité, il y a parfois peut-être un contresens qui est fait sur l'idée selon laquelle les conduites humaines ou les comportements à comprendre ou à interpréter sont intrinsèquement intelligibles ; on confond l'idée peut-être d'intelligibilité intrinsèque avec celle d'intelligibilité immédiate. Et en réalité, des conduites que l'on a analysées, pour le sociologue par exemple, sont certes porteuses en elles-mêmes de sens, mais ça ne veut absolument pas dire que ce sens nous est immédiatement transparent et immédiatement accessible par conséquent. Et Weber a beaucoup - et c'est l'idée qu'il prône en fait et qui revient à ériger la compréhension en véritable méthode scientifique, donc qui vise, qui produit des résultats objectifs - Weber a toujours insisté sur le fait qu'une interprétation sensée d'un comportement humain n'est au départ au mieux qu'une hypothèse ; autrement dit, ce n'est pas parce qu'on a trouvé des motifs qui soient concordants ou compatibles avec telle action que l'on a réellement compris cette action, autrement dit qu'on a réellement restitué les motifs qui ont produit cette même action.

[Julie Jebeile]

Et comment on fait alors, pour s'assurer du contraire ?

[Olivier Ouzilou]

Comment on fait pour quitter le domaine de l'intelligibilité apparente à l'intelligibilité authentique des phénomènes porteurs de sens ? Eh bien là, il n'y a pas d'autre choix qu'un certain nombre de méthodes ; certaines sont empiriques : enquêter sur la réalité. On peut aussi éventuellement, dit Weber, utiliser l'analyse statistique ou essayer de varier mentalement les situations en ôtant à chaque fois le facteur dont on cherche à savoir s'il est causalement efficace, pour voir si dans d'autres contextes il a opéré sur les contextes mentaux fictifs ou des contextes réels. Il y a une véritable recherche, disons empirique, ou investigation empirique en sociologie qui fait qu'on ne peut pas se contenter du simple fait de trouver du sens ou un motif quelconque à un comportement ; autrement dit, on pourrait dire que la conformité d'un comportement à un motif sous-détermine, en fait, le motif lui-même ; autrement dit on ne sait pas à quel motif on a vraiment affaire tant qu'on n'a pas testé et contrôlé ou vérifié nos imputations de sens.

[Julie Jebeile]

La question qui pourrait se poser alors, c'est : qu'est-ce qui distingue, au final, l'explication de la compréhension ? Parce que l'exigence ici qui serait une exigence d'adéquation empirique, elle s'applique à l'explication déjà, et comme tu viens de dire, à la compréhension ?

Et peut-être une proposition que je te fais : c'est peut-être que ce qu'on pourrait exiger de celui qui a compris est qu'il ait la faculté de répondre à un certain type de questions de type pourquoi, les white questions à la Bas van Fraassen, c'est à dire de savoir finalement produire par lui-même des explications.

[Olivier Ouzilou]

Oui, j'accepte cette proposition tout en la cantonnant en ce qui me concerne dans mon domaine ; il est vrai que pour être certain, pour pouvoir attester de la compréhension effective d'une conduite humaine en sciences sociales, il ne suffit pas d'exhiber ou d'énoncer une pure relation de sens entre un motif et un comportement social, comme une grève ou une révolte par exemple, mais il faut aussi arriver à expliquer pourquoi, d'un point de vue empirique, c'est ce motif qui a la plus grande chance d'avoir produit le comportement à expliquer.

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