Une autre approche de la distinction EXPLIQUER / COMPRENDRE

La possibilité de « comprendre » des phénomènes non-humains

[Olivier Ouzilou]

On peut se demander quand même si la manière dont on conçoit cette distinction de manière classique, entre expliquer et comprendre, n'est pas un peu trop restrictive ; après tout, des savants en sciences naturelles peuvent être dits à la fois expliquer et comprendre leurs objets ; est-ce que donc la notion de compréhension est nécessairement rivée à des conduites humaines douées de sens ?

[Julie Jebeile]

Oui il me semble pertinent de réintroduire dans le discours la notion de compréhension au sens où parfois, on peut obtenir une prédiction ou une explication et ne pas comprendre le phénomène qu'on cherche à étudier ; c'est quelque chose d'assez fréquent à l'heure actuelle dans les sciences surtout avec le tournant computationnel des sciences où les moyens d'accéder à la connaissance, à savoir les modèles scientifiques, deviennent de plus en plus complexes, produisent des prédictions et potentiellement des explications, et pourtant ne donnent pas forcément au scientifique la compréhension qu'il attendrait des phénomènes qu'il modélise.

[Olivier Ouzilou]

Donc il y aurait en fait... la compréhension serait comme un plus par rapport à l'explication ?

[Julie Jebeile]

On pourrait supposer que la compréhension est un produit dérivé de l'explication. C'est-à-dire que, dès lors qu'on a une explication, alors on peut comprendre le phénomène via cette explication. C'est une hypothèse. En tous cas il me semble que c'est une hypothèse qui a longtemps été adoptée en particulier si on remonte au début du 20e siècle avec les positivistes logiques et la volonté de définir ce qu'est une explication scientifique. Il y a l'idée que la compréhension est associée à l'explication, qu'elle en est une sorte de produit dérivé.

Les différentes théories de l'explication

[Julie Jebeile]

Le problème que vont rencontrer les positivistes logiques est que la notion de compréhension comme produit dérivé de l'explication va être associée à quelque chose de subjectif, va être de nature psychologique ; et eux ils ne veulent pas d'un tel concept dans leurs discussions à propos de l'explication scientifique. Ils veulent des critères objectifs de ce qu'est une explication scientifique. Et à partir des années 30 vont se succéder différentes théories de l'explication scientifique, des théories qui visent à déterminer la forme commune sous laquelle toute explication scientifique doit tomber.

[Olivier Ouzilou]

Et parmi ces théories, la fameuse théorie déductive-nomologique...

[Julie Jebeile]

...Exactement, proposée notamment par Hempel et Oppenheim, dans un article de 1948. La théorie déductive nomologique de l'explication définit l'explication comme étant le résultat d'une déduction, à partir de lois scientifiques, de conditions initiales et de faits énoncés à propos des conditions sous lesquelles le phénomène à expliquer est apparu. Prenons un exemple : l'exemple du thermomètre de mercure que l'on plonge dans l'eau chaude ; il y a un premier phénomène qui apparaît quand on plonge un thermomètre de mercure dans l'eau chaude, c'est que le niveau de mercure baisse, alors qu'on s'attendrait à ce qu'immédiatement le mercure s'élève, le niveau du mercure s'élève. Ce qui se passe, c'est que le mercure, quand on le plonge dans l'eau chaude, d'abord la chaleur va gagner le tube en verre, de sorte que ce tube va se dilater et laisser plus d'espace au mercure. Le niveau de mercure va donc baisser légèrement avant lui-même d'être réchauffé par l'eau et ensuite de s'élever ; donc ce phénomène à expliquer - l'explanandum, la baisse du mercure - est ici subsumé par les lois générales puisqu'elle est déduite de la loi de la dilatation thermique et aussi donc des conditions initiales et des faits relatés.

[Olivier Ouzilou]

D'accord. C'est donc ça, la théorie déductive nomologique de l'explication ?

[Julie Jebeile]

Exactement.

[Olivier Ouzilou]

J'imagine qu'il existe d'autres grandes théories de l'explication ?

[Julie Jebeile]

Oui. Il y a eu un certain nombre de contre-exemples qui ont révélé que la théorie déductive nomologique de l'explication échouait à rendre véritablement compte de ce qu'était une explication scientifique à tous les coups. Et il y a eu une théorie causale de l'explication, une théorie mécaniste, une théorie de l'explication structurelle, une théorie unificationniste, enfin il y a eu différentes théories d'explication par la suite.

[Olivier Ouzilou]

Alors, y a-t-il une conception d'explication qui a ta préférence ?

[Julie Jebeile]

Il y en a une : c'est la conception qu'on pourrait appeler la conception pragmatique de l'explication qui a été développée par Bas van Fraassen à partir des années 80. Là, dans cette conception, l'explication est définie comme une réponse à une white question que l'on peut traduire par une question de type « pourquoi ? ». Pour Bas van Fraassen, cette manière-là de concevoir l'explication recouvre l'ensemble des théories de l'explication ; une telle conception de l'explication ne définit pas, n'impose pas le format de l'explication : à savoir, ça ne nous dit rien sur le fait que l'explication doit invoquer des causes, ou des mécanismes, ou invoquer des lois, et en cela même, elle n'impose pas de format que doit prendre l'explication scientifique ; c'est dans ce sens-là, qu'on peut dire que cette conception de l'explication est pragmatique.

[Olivier Ouzilou]

D'accord. Elle intègre donc la possibilité de toute forme d'explication, en tout cas d'outils d'explication jugés pertinents.

[Julie Jebeile]

Exactement.

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