La distinction classique entre EXPLIQUER et COMPRENDRE

[Julie Jebeile]

Nous allons commencer par une distinction classique des deux concepts EXPLIQUER et COMPRENDRE et peut-être on pourrait commencer par l'histoire de cette distinction.

[Olivier Ouzilou]

Oui, c'est une distinction qu'on fait remonter généralement à Dilthey. C'est une distinction qui selon lui est à la fois, on pourrait dire, épistémologique et ontologique. C'est une distinction qui est à la fois épistémologique parce qu'elle distingue deux types de science, deux modes d'accès, et ontologique parce qu'elle distingue deux types de réalité qu'on prétend saisir, auxquels on pense avoir à faire. La compréhension serait propre aux sciences de l'esprit ou sciences de la culture ; l'explication serait propre aux sciences de la nature. Alors cette distinction caractérise deux méthodes, deux types de saisie mais pourquoi ? Parce qu'elle se rapporte à deux objets, deux types d'objets qui se donnent à nous de manière très différente : les sciences de la nature dont la fonction pour Dilthey est d'expliquer, portent sur des enchaînements causaux, sur les successions causales dénuées d'intelligibilité intrinsèque. Nous avons affaire à des purs enchainements causaux et l'explication en sciences de la nature ne prétend pas aller plus loin que cela. Pour Dilthey, ce serait - et c'est - une erreur souvent commise que de croire que les sciences humaines, de la culture, de l'esprit - la terminaison est parfois assez flottante - devraient elles aussi en rester là, au contraire, parce que les sciences de la culture ont pour objet des conduites humaines, elles relèvent d'un mode de saisie qui est particulier, qui est la compréhension. Si on creuse la chose, on voit que le concept de compréhension a un lien profond avec celui de sens ; c'est parce que nous avons affaire à des conduites qui sont sensées, qui sont douées de sens, qui sont intrinsèquement intelligibles on pourrait dire, qu'un mode de saisie ou un mode de captation des objets spécifiques est requis. Et chez Dilthey, il y a trois idées qui sont à mon avis extrêmement importantes :

- la première, c'est que, parce que les sciences de la culture relèvent de la compréhension, nous avons une continuité entre notre connaissance ordinaire des choses, celle que nous mettons en œuvre lorsque nous échangeons, que nous parlons, que nous percevons en tant qu'être humain et le mode de connaissance scientifique.

- le second point, c'est une forme d'anti-naturalisme : on ne peut pas traiter les événements humains comme des phénomènes naturels.

- le troisième point, c'est l'idée selon laquelle la notion de compréhension a quand même chez lui un versant extrêmement psychologique ; comprendre, très souvent - même s'il y a une évolution dans ses écrits - très souvent, la compréhension équivaut à une forme de réactivation du vécu ; on peut par exemple comprendre par empathie ce qu'a voulu ou ce qu'a pensé ou ce qu'a ressenti tel acteur historique dans telle situation.

[Julie Jebeile]

Et sur ce point-là, il va y avoir un changement avec Max Weber ?

[Olivier Ouzilou]

Oui, on peut considérer qu'il y a un changement qui est assez important avec Weber. Weber accepte de la part de Dilthey la dissociation entre les sciences de la culture qui auraient pour fonction de comprendre et les sciences de la nature qui auraient pour fonction d'expliquer « à strictement parler ». Mais Weber va introduire quelques modifications. La principale étant que les sciences de la culture certes comprennent mais qu'en réalité la compréhension est un mode d'explication ; autrement dit, pour Weber, lorsque je parviens à restituer ou à exhumer le motif effectif d'une conduite humaine, je l'explique. On voit donc qu'il y a une forme de portée explicative accordée à la notion de compréhension et par conséquent, par exemple ramener une action à son intention, c'est dans cette perspective, ou ça semble du moins dans cette perspective, consister à la ramener à un antécédent causal. Et on voit donc toute la postérité qu'a eu ce type de réflexion weberien au 20e siècle avec le fameux débat entre autres initié par Wittgenstein concernant la distinction grammaticale entre d'une part les causes des actions et d'autre part les raisons ou les motifs ; toute la question étant de savoir si les raisons ou les motifs peuvent être conçus comme les causes au sens strict des actions qu'elles sont censées expliquer. Et c'est un débat qui donc aura lieu, Wittgenstein disant que c'est une confusion conceptuelle que de confondre les deux, que de faire fusionner le concept de motif avec celui de cause, mais certains auteurs comme Davidson par exemple diront que non pas du tout que les raisons peuvent être conçues comme les causes de certaines actions et on voit donc l'impact que peut avoir ce type de question sur la compréhension du sens des sciences humaines ou des sciences de la culture.

[Julie Jebeile]

Donc ici on aurait une sorte de confusion entre les deux concepts EXPLIQUER et COMPRENDRE et donc comment on pourrait en fait distinguer ces deux concepts-là ?

[Olivier Ouzilou]

Il y a dans une perspective Wittgensteinienne une confusion conceptuelle lorsqu'on pense que les motifs sont des causes. Ce qui est intéressant avec une démarche comme celle de Weber, c'est de ne pas tant s'interroger sur la question de savoir si les motifs sont des causes, mais plutôt de se demander si finalement, lorsque l'on comprend adéquatement une action - autrement dit lorsqu'on arrive à restituer ses véritables motifs, par exemple : je parviens à comprendre quels sont les véritables motifs d'une grève, d'une manifestation, d'une révolte, etc... etc.. - est-ce qu'on n'a pas en réalité, là, expliqué à proprement parler cette action, et est-ce que ce n'est pas là le but final, le but authentique disons, de ce qu'il appelle la sociologie compréhensive ? La sociologie est une science, elle vise donc à expliquer mais c'est une science dit Weber qui est compréhensive, autrement dit elle porte sur des entités qui sont intrinsèquement douées de sens. Et c'est pour ça qu'en fait chez Weber, l'idée de sociologie compréhensive sera ramenée donc, sera liée à un postulat qui est le postulat individualiste et qui a fait ... et qui est aujourd'hui devenu l'individualisme méthodologique. C'est l'idée selon laquelle on comprend ce qui est intrinsèquement doué de sens, certes, mais ce qui est intrinsèquement doué de sens, ce sont toujours pour Weber, des actions ou des activités individuelles. Alors ça ne veut pas dire par contre que toute forme d'explication en sociologie compréhensive se réduirait simplement à exhiber des relations de sens. On peut très bien comprendre, voir qu'il y a une forme de coexistence entre des moments de sens et des moments strictement causaux ; par exemple – et ça c'est une démarche que l'individualisme méthodologique a largement explorée avec au début Weber mais en finissant avec des acteurs comme Boudon, Raymond Boudon par exemple - on peut très bien comprendre certains phénomènes sociaux comme les effets macroscopiques émergents issus de l'agglomération ou de la juxtaposition de comportements individuels, qui à leur niveau individuel sont doués de sens, mais qui une fois qu'ils entrent en juxtaposition produisent un effet global émergent qui lui n'a été voulu par personne ; donc en réalité, il peut très bien y avoir un moment causal qui n'est pas doué de signification, mais pour expliquer cet effet émergent, comme un embouteillage (personne ne veut un embouteillage mais si on veut expliquer un embouteillage, on doit se référer aux actions intentionnelles douées de sens et donc objets de compréhension des agents qui, chacun à leur niveau, ont contribué à causer l'embouteillage) et bien on voit qu'en fait on peut très bien avoir dans une même explication, des mouvements qui sont des moments de sens et qui ont une portée explicative par le motif comme dirait Weber, et un effet macroscopique d'agrégation ou émergent qui lui n'est pas directement doué de sens, au sens où il n'est pas intentionnellement élaboré ou poursuivi par les agents. Donc je pense qu'en fait c'est vraiment le concept de compréhension qui est un élément en un sens de la sociologie compréhensive ; mais une bonne sociologie explique par la compréhension, mais surtout n'est pas faite que de moments de compréhension.

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