La pensée humaine à l'âge des ordinateurs

Les ordinateurs nous apprennent-ils quelque-chose sur notre propre manière de penser ?

[Gérard Chazal]

La réponse à mon avis est oui parce que, dans le fond, ce que François Dagognet notait dans son fameux ouvrage de 1979 Mémoire pour l'avenir, c'est que dans le fond, l'informatique de manière générale algorithmique, et cetera, c'est de l'esprit extériorisé ; c'est notre esprit qu'on a extériorisé d'une certaine façon ; et donc on l'a mis devant nous et on le regarde fonctionner. C'est un petit peu... ou tout du moins en partie fonctionner, une partie de notre esprit, de notre pensée, on peut la voir fonctionner. Donc ça nous apprend des choses. C'est vrai que toute l'expérience qu'il y a eu autour des systèmes experts dans les années soixante-dix, et cetera, ça nous a appris beaucoup de choses sur la façon dont nous pensons, dont nous travaillons. Bon, ça c'est le premier aspect et dans ce sens- là, l'informatique, l'ordinateur ont été une espèce de miroir très enrichissant.

Avec les ordinateurs, notre façon de penser change-t-elle ?

Nos capacités sont-elles amplifiées ?

Ou bien perdons-nous nos capacités ?

[Gérard Chazal]

Cette pensée qu'on a automatisée et qu'on a amplifiée d'une certaine façon, puisqu'évidemment elle a une puissance, la machine a une puissance de stockage, de mémoire, de rapidité, de raisonnement et cetera énorme et que évidement, dans la mesure où nous restons les maîtres quelque part, ça nous a amplifiés nous-mêmes notre pensée ; c'est à dire qu'aujourd'hui, on peut maîtriser des informations de manière extrêmement importante qu'on ne pouvait pas faire autrefois. Je peux avoir une mémoire extraordinaire avec mon petit portable qui est dans ma poche en consultant Google ou Wikipedia, j'ai une mémoire extraordinaire que mes parents n'avaient pas évidemment. Donc on a d'une certaine façon amplifié l'humain.

[Baptiste Mélès]

A côté de cela il y a aussi des compétences que l'on perd d'un point de vue cognitif puisque si on a toujours le portable sous la main, on n'a plus besoin de savoir s'orienter par exemple. Il suffit de suivre localement la flèche qu'on a sur le téléphone. Il y a sûrement d'autres facultés qu'on perd ; peut-être la mémoire justement, le fait qu'on l'externalise...quelque part on l'agrandit, mais en même temps ça veut dire qu'on mémorise moins ...

[Gérard Chazal]

Il ne faut trop redouter ça, c'est Platon qui déjà disait l'écriture est une catastrophe parce que...

[Baptiste Mélès]

C'est pas nouveau effectivement. On a déjà perdu des facultés comme celle de vivre dans les arbres, celle de faire du feu. A part le scoutisme ... Mais peut être que justement c'est intéressant l'exemple du scoutisme parce que le scoutisme, c'est une façon de dire : au 21e siècle, il faut que tu sois toujours capable de vivre comme au 18e même si tu sais faire les choses de ton époque ; au cas où un jour tu sois privé de ce confort-là, il faut être capable de faire les autres choses. Et je pense que ça peut être pas mal par exemple de continuer à exercer ses facultés comme la mémoire, même lorsque qu'on sait qu'on pourrait très bien s'en passer. Ou autre exemple le calcul : savoir faire du calcul mental, c'est une faculté dont on n'a plus vraiment besoin maintenant mais ça peut être bien de continuer d'exercer des facultés inutiles.

[Gérard Chazal]

Oui. Bon il ne faut pas non plus trop mythifier nos facultés antérieures... Savoir faire du feu, vivre dans la nature... Vous savez, je crois quand même que l'être humain est un être de l'artifice. Ce qui fait que nous sommes des hommes et plus tout-à-fait des animaux, même si nous le sommes bien sûr quand même, c'est justement cette capacité que nous avons de nous entourer d'artifices de toutes sortes. Ceci dit, c'est vrai qu'on va peut-être perdre un peu certaines facultés... Moi ce qui m'inquiète le plus, c'est pas la question de la mémoire parce que dans le fond, j'allais dire, en utilisant une mémoire extérieure / mémoire artificielle, on exerce notre mémoire aussi d'une certaine façon, d'une autre manière. Moi je suis frappé de voir des jeunes étudiants qui retiennent des tas de choses ; alors, ce n'est plus les mêmes choses que ce que moi je retenais mais ils retiennent d'autres choses. C'est-à-dire leur mémoire continue à fonctionner.

Mais ce qui m'inquiète le plus c'est plutôt si vous voulez, le risque de détricotage de la vie sociale, le renfermement de l'individu sur lui-même. Donc il est connecté et en même temps, effectivement il se coupe et donc là, il y a à mon avis, quand même, il y a un problème.

Quelle éducation pour s'adapter à ce nouveau contexte?

[Baptiste Mélès]

Il y a aussi une question sociale et politique qui se greffe là-dessus, c'est qu'il y a peut-être des gens qui peuvent perdre des facultés ou en acquérir d'autres en même et si on y gagne au change, c'est très bien. Mais il se peut aussi que ce ne soient pas les mêmes personnes qui tirent profit et ceux qui perdent.

[Gérard Chazal]

Ah oui !

[Baptiste Mélès]

Et par exemple, celui qui est le grand gagnant là-dedans, c'est le programmeur. Puisque le programmeur, il est au centre de la décision ; et puis il a lui-même d'un point de vue cognitif des acquis qui sont phénoménaux puisqu'apprendre à programmer, c'est apprendre à développer un certain sens logique, enfin une logique de l'action rationnelle. Et donc le programmeur a vraiment lui de grands acquis cognitifs. Simplement dans ce cas-là, peut être que si d'un côté, il y a des gens qui perdent des facultés et de l'autre, certains qui développent les leurs... après il peut être très utile d'apprendre la programmation à l'école par exemple...

[Gérard Chazal]

Ah, tout-à-fait ! C'est ce que j'allais vous dire.

[Baptiste Mélès]

C'est ce qui permet d'être du bon côté de la barrière.

[Gérard Chazal]

Mais ce risque-là a toujours existé. Vous aviez les gens qui avaient accès au savoir, qui avaient accès, et cetera. Puis ceux qui n'y avaient pas accès. On ne va pas revenir à Bourdieu et Passeron mais on sait très bien que cette différence d'accès n'est pas purement individuelle mais qu'elle est aussi sociale. Et c'est vrai qu'effectivement ce développement de la pensée par le biais de l'informatique peut accentuer ça ou au contraire le réduire. Et c'est pour ça que l'accès à l'informatique, à la programmation sont des enjeux importants. Je pense qu'il faut que l'on apprenne au moins des rudiments de programmation aux enfants et pas seulement dans les classes prépas, mais aussi au collège et au lycée. D'abord ne serait-ce que pour démythifier un petit peu la machine quand même quelque part, que les enfants se rendent compte de ce qui se passe un peu dans la machine si vous voulez.

[Baptiste Mélès]

Pour ça, il y a l'informatique débranchée. C'est une façon d'enseigner l'informatique sans ordinateur mais simplement en remplaçant tout par des moyens analogiques, des boîtes d'allumettes, des billes...

[Gérard Chazal]

Oui ! Oui ! Au niveau du primaire, on peut faire des choses comme ça...

[Baptiste Mélès]

Ça permet de montrer la continuité aussi entre l'intelligence pratique, technique, manuelle, et l'intelligence algorithmique.

[Gérard Chazal]

Tout-à-fait ! Il y a des outils qui ont été développés à une époque et qu'on a laissé tomber un peu. Je pense à un langage comme Logo qui était un truc assez extraordinaire avec les enfants. Ça leur permettait de comprendre un peu ce qui se passait dans la machine...

[Baptiste Mélès]

Maintenant il y a le langage Scratch qui fait très bien ce que faisait Logo, comme Logo c'est un langage de programmation complet c'est-à-dire qu'on peut tout programmer en Scratch. Et c'est très graphique, ça permet de faire facilement des jeux vidéo et simplement au lieu de la tortue, on a un chat, on a des petits personnages...

[Gérard Chazal]

Oui il faut développer ce genre de choses... Enfin moi je crois que c'est important. D'abord parce que - j'allais dire - faire de la programmation, même avec des outils adaptés bien sûr, ça permet de développer nos capacités logiques, de raisonnement et cetera, aussi bien que les mathématiques. Et puis, d'autre part, je pense que quand même c'est aussi permettre - par rapport à ce qu'on disait sur la responsabilité - de garder la responsabilité peut-être par rapport à la machine ; en comprenant ce qu'elle fait ou ce qu'elle risque de faire ou pourrait faire, ça permet aussi peut être une vigilance, disons, au moins ça, une vigilance.

[Baptiste Mélès]

Et en plus l'ordinateur est un excellent maître puisque d'un certain côté, il est extrêmement exigeant, puisque quand le programme ne marche pas, il ne marche pas. On a beau lui faire les yeux doux, ça ne marchera pas. Mais en même temps, il nous le dit sans passion ; c'est un professeur qui ne s'agace pas au bout d'un moment parce que c'est la troisième fois qu'on rate. Il nous dit objectivement ton programme est mauvais. Mais après c'est à nous de trouver comment faire pour le corriger.

Comment la pratique des ordinateurs et des réseaux affecte-t-elle notre vie individuelle et sociale ?

Nous conduit-elle à plus d'isolement ?

[Gérard Chazal]

Aujourd'hui c'est une question que les psychologues et sociologues abordent avec des enquêtes, avec des observations et où ils sont les premiers à noter qu'il y a effectivement quelque chose qui change. L'homme du 21e siècle ne sera plus tout à fait le même que l'homme du 20e siècle parce que justement il est connecté. Alors après, on peut s'en réjouir par certains côtés, on peut déplorer certains aspects. Je parlais de Sherry Turkle, tout à l'heure. C'est quelqu'un qui a mené un certain nombres d'enquêtes où elle montre par exemple qu'on est de plus en plus connecté mais de plus en plus seul ; et où on commence à avoir des réactions étranges d'enfant qui dit à son père écoute, est-ce que tu peux poser ton portable cinq minutes ? J'ai quelque chose à te dire. Et qui, ne pouvant pas, finit par prendre son téléphone pour envoyer un texto... On s'aperçoit par exemple que les gens ont de plus en plus de mal à avoir des relations directes avec les gens. Ils préfèrent téléphoner et puis même aujourd'hui, certains - en particulier, ça commence à être très net aux États Unis - on ne préfère même pas téléphoner, on préfère envoyer un texto, un SMS. Voilà ! Notre façon d'être, de penser et d'interagir avec les autres se modifie, change et effectivement il y a des questions à se poser.

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